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Chambre cinq, premier lit, par Marie-Ève Leclerc-Dion, finaliste du Prix du récit Radio-Canada 2013

Chambre cinq, premier lit, par Marie-Ève Leclerc-Dion, finaliste du Prix du récit Radio-Canada 2013

Chambre cinq, premier lit, raconte la relation naissante entre une jeune infirmière et sa patiente âgée, qui perd la mémoire et se raccroche à d'infimes détails tangibles et rassurants. Ce récit, signé Marie-Ève Leclerc-Dion, fait partie des finalistes du Prix du récit Radio-Canada 2013. Le nom du gagnant sera dévoilé le 22 juillet.

Hôpital, 3 étage, aile B, 7 h 45.

- Pas grand-chose à signaler : tous les patients sont stables. Y'a juste la patiente de la 5-1, madame Thibaut, qui a des déliriums et n'a pas dormi d'la nuit. Faut faire attention, elle peut être agressive. C'est à qui cette patiente-là?

Devant l'infirmier de nuit, six étudiants terrifiés vérifiaient dans leur dossier le nom du patient qui leur avait été assigné. Stage 1 : « L'étudiant devra agir avec humanisme en accompagnant un patient dans son expérience de santé. »

Faites que ce ne soit pas la mienne. Faites que ce ne soit pas la mienne. Faites que ce ne soit pas

- J'lui avais dit au chauffeur de pas passer par le tunnel Ville-Marie. Y'a toujours du trafic.

Madame Thibaut : une vieille femme de 5 pieds 2 pouces, 75 livres, aux lunettes mi-rondes mi-carrées. Son lit d'hôpital avait l'air d'un king size tellement elle ne le remplissait pas.

- Bonjour. Mon nom est Stéphanie. Vous êtes à l'hôpital. Et moi, je suis votre infirmière.

- Faudrait appeler matante Frenette là.

OK. Elle a rien compris.

- Bonjour. Mon nom est Stéphanie. Vous êtes à l'hôpital. Et moi je

- Oui oui, c'est beau. Mais matante Frenette elle le sait pas que j'suis ici. Faudrait l'appeler sinon elle va s'inquiéter.

Je regardai dans son dossier pour vérifier depuis combien de temps elle était à l'hôpital : deux semaines déjà. Si sa tante n'était pas une tante imaginaire, cette pauvre femme devait en effet se faire un sang d'encre pour sa nièce.

- Certainement, Madame Thibaut, je vais tenter d'la contacter.

Son visage s'illumina aussitôt. On aurait dit une lampe de chevet qu'on venait de brancher. Le genre avec un petit abat-jour qui donne une ambiance feutrée.

- C'est quoi votre nom déjà?

En quittant la 5-1, je passai son dossier au peigne fin pour trouver le numéro de tante Frenette. Je découvris plutôt que ma patiente avait été adoptée et n'avait plus aucune famille. J'en fis part à l'infirmière-chef. Une petite blonde bien ronde qui portait un uniforme avec des motifs de bonshommes. Leurs joues semblaient s'enflammer lorsqu'elle haussait le ton.

- Bon. Là Stéphanie, on va t'apprendre quelque chose. Elle a quel âge ta patiente?

- 76 ans.

- Pis elle a une tante??!! Ta patiente souffre de déliriums, fille, oublie

pas ça.

J'avais le « oui, mais » qui me brûlait les lèvres. Oui, mais mettons qu'elle a une jeune tante. Oui, mais mettons qu'elle a une tante qui n'est pas sa tante, mais qu'elle appelle quand même matante. Oui, mais mettons que t'arrêtes de te penser bonne une minute pis que t'essaies de m'aider. Je ravalai mes arguments et partis sans broncher. Je n'allais tout de même pas me mettre madame Bonshommes à dos dès ma première journée.

C'est la tête basse et le stéthoscope piteux que je retournai voir ma patiente. Dès que je mis le pied dans l'ombre de la porte, elle ouvrit la bouche. Je pus décoder une amorce de « tante Frenette » sur ses lèvres. Je m'empressai de détourner la conversation. Maladroitement. C'en était fait de la lampe de chevet avec un petit abat-jour; j'avais brûlé l'ampoule.

Madame Thibaut se roula sur le côté pour me tourner le dos. Un dos osseux surmonté de deux frêles épaules qui avaient l'air de pouvoir se toucher tellement elles étaient rapprochées. Ma petite boudeuse feignit de s'endormir. Bonsoir bonne nuit, vous pouvez disposer.

Je disposai, l'ego écorché. Je ne réussissais pas à enterrer tante Frenette. Pas avant d'être sûre qu'elle n'était pas encore vivante. J'eus l'idée de fouiller dans le dossier archives de ma patiente. Elle n'en était pas à sa première visite à l'hôpital, peut-être qu'avec un peu de chance

Je fouillai.

Je trouvai.

J'appelai.

Une voix de femme répondit, une voix de tante, de vraie tante. Tante Frenette m'expliqua que madame Thibaut était en fait sa nièce adoptive. Mais qu'elle l'aimait autant qu'une vraie nièce. Elle me promit de venir la visiter dans les prochains jours. Mais elle viendrait en autobus, précisa-t-elle. Car elle habitait Rigaud et Rigaud, c'était loin. Très très loin même. Et à son âge, elle était rendue beaucoup trop vieille pour conduire. 86 ans, qu'elle avait.

Je m'empressai d'aller annoncer la bonne nouvelle à la 5-1. Elle rayonnait de bonheur.

- Rappelez-moi votre nom déjà?

- Stéphanie.

- Stéphanie, Stéphanie, Stéphanie, Stépha

- Oui oui, c'est exactement ça.

Ce scénario se reproduisit tout l'après-midi : chaque fois que j'entrais dans sa chambre, j'avais droit à la même question.

- C'est quoi déjà? Nathalie? Amélie?

- Sté-pha-nie.

Madame Thibaut poussait alors de grands soupirs. Les soupirs de la honte. Jusqu'à ce qu'elle ait l'idée de m'attendre, une boîte de Kleenex à la main. Une boîte bleue avec de petites fleurs jaunes.

- Vous en voulez une nouvelle?

- Non, c'est pour que vous écriviez votre nom dessus. Comme ça je ne vais plus jamais l'oublier.

Je lui donnai un crayon en lui redisant mon nom une énième fois. Elle le prit timidement et se mit à gribouiller une amorce de lettre. Sans trop se mouiller sur la lettre en question. Sa main tremblait. De vieillesse ou d'hésitation, je n'aurais su dire. Je lui repris délicatement le crayon pour écrire moi-même mon nom. En grosses lettres bien plantées au beau milieu du champ de fleurs. Elle l'admira quelques secondes, triomphante. Puis, son regard s'assombrit.

- Ça marche pas du tout ça.

- Hein? Comment ça?

- Quand ma boîte va être terminée, j'aurai pu votre nom. Je vais pu m'en rappeler pis je vais encore être obligée de vous l'redemander.

J'eus envie de lui proposer de se le faire tatouer. Au repos, son tattoo aurait eu l'air d'un amas de lettres incompréhensibles sur sa peau flétrie. Un « Sehnie » par exemple. Ou un « Stphaie », mais elle n'aurait eu qu'à l'étirer pour en découvrir l'énigme.

Madame Thibaut résolut elle-même son problème.

- Je l'sais : on va l'déchirer!

Je déchirai donc le petit bout de carton qu'habitait mon nom. Je m'appliquai pour en contourner les fleurs à proximité. Quelques-unes se firent tout de même étêter au passage. Tant pis, madame Thibaut ne semblait pas trop m'en vouloir. Aveuglée par sa réussite, elle tenait fièrement mon nom entre ses doigts et s'en délectait avec l'il malin du savant fou. Ses cheveux blancs, courts, ébouriffés servaient d'ailleurs bien la métaphore. Sentant qu'il commençait à se développer un lien de confiance entre nous, j'en profitai pour lui parler d'un sujet délicat.

- Vous savez, ce ne serait pas très raisonnable de retourner chez vous en sortant d'ici. Une résidence pour personnes semi-autonomes, ça pourrait être une bonne option, non?

Madame Thibaut habitait normalement au deuxième étage d'un triplex. La plupart du temps, elle montait l'escalier à quatre pattes. Si le cur ne lui en disait plus, elle se tapait une syncope à mi-chemin. Cet escalier allait finir par la tuer.

- Écoutez-vous les nouvelles Stéphanie??!! Ils maltraitent les gens là-dedans. Je vais mourir si je vais là!

Je ne pouvais la blâmer d'avoir peur. À part une vraie tante qui habitait très très loin, elle n'avait plus personne pour la protéger. Je pris quelques secondes pour l'observer : ce petit bout de femme m'apparut soudainement si fragile et sans défense. Je ramassai un peigne qui traînait sur sa table de nuit et entrepris de le passer dans ses cheveux fins. À force d'être en contact avec son oreiller, ceux-ci formaient un soleil sur le derrière de sa tête. Malgré quelques coups de peigne rigoureux, le soleil persista. Le soleil indélébile de madame Thibaut.

Après sa séance de coiffure, ma patiente eut droit à une séance d'aérobie. La physiothérapeute voulut lui montrer comment se déplacer à l'aide d'une marchette. Ce fut un échec : madame Thibaut ne consentit jamais à poser les deux mains sur la marchette; l'une d'entre elles devant absolument tenir un bout de carton.

Je retournai visiter la 5-1 une dernière fois avant de partir. En y entrant, je vis que madame Thibaut dormait paisiblement. Sur sa poitrine reposait un petit poing crispé. Un petit poing crispé qui laissait dépasser un petit bout de carton. On pouvait y lire le « nie » de « Stéphanie ». Elle ouvrit soudainement les yeux.

- Ah, j'ai cru que mon ange gardien était déjà parti!

Elle me tendit alors son bout de carton. Je lui souris en hochant timidement la tête, croyant qu'elle voulait m'indiquer qu'il avait survécu aux intempéries.

- Faudrait ajouter votre numéro de téléphone dessus. Comme ça, quand je vais être en résidence, on va pouvoir s'appeler.

Du haut de ses 76 ans, madame Thibaut avait le visage enjoué d'une enfant. Une enfant qui avait l'espoir de s'être fait une nouvelle amie.

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