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Les compressions dans l'inspection des aliments pourraient mettre le public en danger, disent les critiques

Malgré la crise de la listériose, le fédéral coupe le budget des inspecteurs
PSAC

Les derniers moments de la vie de Frances Clark ont été très pénibles. Elle souffrait de symptômes grippaux, son corps était pris de convulsions, et sa respiration haletante faisait penser à un « poisson hors de l'eau », comme l'affirmait sa fille quelques mois plus tard dans le cadre d'une procédure juridique.

La dame de 89 ans, qui a rendu l'âme le 25 août 2008, a été la première victime d'une épidémie de listériose qui a tué 23 personnes et en a rendu des centaines d'autres gravement malades. Cette épidémie a provoqué le plus grand rappel d'aliments de toute l'histoire canadienne.

Une enquête a déterminé que la source de la propagation de la bactérie était la viande avariée provenant d'une usine de Maple Leaf Foods. Le géant de l'alimentation s'est excusé auprès des victimes et a réglé un grand nombre de litiges – incluant le procès intenté par la famille de Mme Clark – en versant la somme de 27 millions de dollars canadiens.

À la suite de ce scandale, le gouvernement fédéral a apporté des changements importants à son programme d'inspection des usines de transformation des viandes. Le nombre d'inspecteurs est passé de 225 à 400.

Austérité oblige, le budget de l'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA) a malheureusement été amputé de 56 millions de dollars pour les trois prochaines années. Des centaines d'inspecteurs et plusieurs autres employés seront mis à pied. Ottawa a toutefois promis de maintenir en poste les inspecteurs de la transformation des viandes.

« J'ai été estomaquée par cette annonce », affirme Karen Clark, fille de la défunte Frances.

« Je sais que les temps sont durs et que des compressions budgétaires ont lieu un peu partout, mais il ne faut pas faire preuve de laxisme avec les aliments , ajoute-t-elle. On dirait que le gouvernement cherche à provoquer un autre désastre. »

Le véritable impact du budget d'austérité approuvé par le Parlement canadien ne sera pas ressenti avant plusieurs années. Or certains inspecteurs de l'ACIA craignent que le système déjà fragile ne s'effondre complètement, ce qui constituera une menace directe à la santé du public.

Jusqu'à maintenant, le Canada n'a pas trop souffert de la récession et fait meilleure figure que beaucoup d'autres pays développés. Mais après plusieurs années de largesses visant à stimuler l'économie, le gouvernement conservateur du premier ministre Stephen Harper est maintenant déterminé à rembourser la dette. Bon nombre de critiques appréhendent la fin ou la détérioration de programmes et de services que les Canadiens prenaient pour acquis.

Ottawa précise que les coupures budgétaires à l'ACIA visent essentiellement des postes administratifs. « Le gouvernement ne fera aucun changement qui pourrait avoir un impact sur la sûreté des aliments », affirme le ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire Gerry Ritz.

L'ACIA a ajouté par voie de communiqué qu'aucun inspecteur ne sera mis à pied. « Nous n'avons pas l'intention de réduire les effectifs ou le budget des programmes qui garantissent la santé et la sécurité des Canadiens. »

Le Huffington Post a mené des entrevues avec plusieurs employés ou ex-employés de l'agence, ainsi qu'avec leurs représentants syndicaux. Le portrait qu'ils dressent de la situation est moins reluisant.

« Ces plans de réduction d'effectifs m'inquiètent, affirme Bob Kingston, président du Syndicat de l'Agriculture, affilié à l’Alliance de la Fonction publique du Canada. Ceux qui vont demeurer en poste vont devoir prendre des raccourcis ou renoncer à certaines tâches. »

En vertu de la Constitution canadienne, la sûreté des aliments est une compétence partagée entre les gouvernements fédéral, provinciaux, territoriaux et municipaux. L'ACIA, qui emploie environ 3500 inspecteurs et chefs d'équipe, a pour responsabilités d'assurer le respect des lois fédérales et la conformité des installations industrielles, de procéder au rappel des produits avariés, et de faire enquête avec les autres paliers de gouvernement en cas d'épidémie d'origine alimentaire.

On recense environ 6,8 millions d'empoisonnements alimentaires au Canada chaque année, mais la plupart des cas sont bénins et résultent d'une mauvaise manipulation des aliments juste avant qu'ils ne soient servis. L'épidémie de listériose de 2008 nous rappelle tout de même que l'inspection des aliments est un élément clé de la protection du public.

Si l'on en croit les organisations syndicales, ce sont pas moins de 100 inspecteurs qui perdront leur emploi au cours des trois prochaines années. 349 autres employés de l'ACIA – dont la moitié de ses vétérinaires – ont été avertis qu'ils pourraient être touchés par les mesures d'austérité. (L'agence elle-même a refusé les demandes d'entrevue du Huffington Post, et ne divulgue aucune information au sujet des éventuelles réaffectations ou pertes d'emploi.)

Le plus récent budget fédéral indique par ailleurs que l'ACIA cessera de valider les informations nutritionnelles affichées sur les étiquettes des produits de consommation.

Alors que les inspecteurs de la transformation des viandes semblent épargnés, plusieurs autres inspecteurs directement responsables de la sûreté des aliments ont déjà été remerciés, ou le seront prochainement.

C'est le cas de Sam Barlin, seul fonctionnaire responsable de la transformation du miel, des fruits et des légumes dans tout le Manitoba.

Bien que la plupart des produits sous sa supervision soient moins à risque que les épinards crus ou les charcuteries, M. Barlin affirme avoir identifié toutes sortes de problèmes au cours de ses 26 ans de carrière, dont le miel contaminé, et la présence d'ingrédients allergènes dans des produits qui n'en faisaient pas mention.

« Même si un produit est considéré à faible risque, il comporte tout de même une part de danger, affirme M. Barlin. Les inspections que je fais ont un impact global sur la santé du public. Malheureusement, je n'ai aucun successeur. Si je tombe malade ou quitte mes fonctions, personne ne possède les qualifications requises pour me remplacer. »

En sus de leurs tâches régulières, les inspecteurs de l'ACIA doivent faire preuve de vigilance et rapporter tout problème potentiel qu'ils décèlent dans le cadre de leurs fonctions. Un autre inspecteur – qui nous a parlé sous le couvert de l'anonymat, puisque les employés de l'agence ont reçu l'ordre de ne pas s'adresser aux médias – prétend que ses collègues se concentrent sur le respect des normes de base, mais ignorent les autres anomalies, faute de ressources suffisantes.

« Nous avons appris à fermer les yeux, car un travail minutieux ne nous vaut aucun appui de nos supérieurs », affirme cet inspecteur.

Par ailleurs, Bob Kingston et plusieurs autres collègues soulignent que les réductions d'effectifs risquent d'aggraver la situation à la frontière américaine. La qualité et la fréquence des inspections des produits importés y seraient déjà en forte baisse.

« Il fut un temps où nous tenions réellement à protéger nos concitoyens, mais le mot d'ordre est maintenant d'accélérer le mouvement des biens de part et d'autre de la frontière », affirme Paul Caron, ex-employé de l'ACIA. M. Caron a passé la plus grande partie de sa carrière de 35 ans au poste frontalier entre Windsor et Detroit, avant de prendre sa retraite en 2005.

Au milieu des années 1990, l'agence a cessé d'inspecter systématiquement chaque camion entrant au Canada, pour n'inspecter que certains chargements au hasard. En matière de viandes, un chargement peut contenir plusieurs lots, classés par qualité et par type de coupe. Selon M. Caron, un lot sur dix fait l'objet d'une analyse.

En 2010, l'ACIA a cessé d'avertir les importateurs de la présence d'inspecteurs sur les lieux. « Il était temps », ajoute M. Caron. Après avoir constaté toutes sortes de problèmes pendant ses années de service – que ce soit la présence de rats ou d'excréments – le retraité se dit inquiet de ce qui peut passer entre les mailles du filet. « J'ai été témoin du piètre état des denrées passant la frontière, à l'époque où nos inspections étaient systématiques. Voilà pourquoi je m'interroge sur ce qui entre maintenant au pays. »

L'ACIA n'a pas répondu à nos questions concernant le nombre d'inspections frontalières annuelles. Tout au plus, l'agence indique que ses programmes établis en fonction du risque « sont conformes aux normes et principes internationalement reconnus ».

En théorie, les importateurs qui refusent de se plier aux inspections sont passibles d'amendes et de poursuites. Mais au cours de la dernière décennie, une seule compagnie récalcitrante a fait l'objet d'une poursuite.

« Cela ne signifie pas que les importateurs ne sont pas tenus de respecter les lois et règlements fédéraux, précise l'ACIA par voie de courriel. La plupart des problèmes sont réglés à l'amiable, avec la pleine coopération des importateurs. Par conséquent, peu de cas nécessitent un recours juridique. »

M. Kingston affirme que les effets des compressions budgétaires à l'ACIA pourraient être aggravés par d'autres mesures d'austérité, notamment celle prévoyant le transfert de la responsabilité de certaines inspections vers les gouvernements provinciaux, en matière de viandes notamment.

Le ministère de la Santé de la Colombie-Britannique a annoncé qu'il établira un système d'inspection qui « soutiendra les producteurs et les industries de transformation, tout en garantissant la sûreté des produits vendus au public ». Mais toutes les provinces sauront-elles en faire autant ?

L'ancien inspecteur des viandes de l'ACIA Bob Jackson, devenu employé à temps plein du Syndicat de l'Agriculture, croit que le gouvernement de Colombie-Britannique ne dispose pas de l'expertise et des équipements requis pour mener à bien des analyses en bonne et due forme. Selon lui, les provinces n'embaucheront quasiment aucun des 35 inspecteurs fédéraux spécialisés en transformation des viandes.

Bob Jackson craint quant à lui que les inspections menées sur le terrain ne soient remplacées par un éventuel système de surveillance vidéo. Le gouvernement de Colombie-Britannique prétend que ce système constituera « un outil supplémentaire pour prévenir les mauvaises pratiques, et non un substitut à l'analyse du bétail et des carcasses ».

Enfin, tous ne sont pas d'avis que le nombre d'inspecteurs est directement relié à l'efficacité du système. Le professeur Rick Holley, de l'Université du Manitoba, ne dément pas l'importance des inspections et de l'analyse des produits, mais croit qu'aucune de ces mesures ne peut garantir entièrement la sûreté des aliments.

« La sûreté doit être inhérente aux aliments eux-mêmes, précise le spécialiste. Plutôt que de parler uniquement d'effectifs numériques, il faudrait aussi réexaminer le mandat et les tâches des inspecteurs. »

« Au lieu de tester une cargaison de céleris pour détecter la présence de la Listeria, les inspecteurs devraient examiner leur processus de transfert des champs aux supermarchés, pour faire en sorte que la Listeria n'ait aucune chance de se propager à l'une ou l'autre de ses étapes ».

« C'est la qualité et non la quantité qui compte », ajoute M. Holley. « Si les réductions d'effectifs se traduisent par une meilleure utilisation des ressources existantes, je suis tout à fait d'accord. »

Ces paroles ne rassurent guère Karen Clark, qui a désormais banni les charcuteries de son alimentation et consulte quotidiennement la liste des produits faisant l'objet de rappels.

« Nous devons faire confiance au secteur agroalimentaire », affirme-t-elle. « Et cette confiance repose sur des inspecteurs qui font leur travail correctement. »

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