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Cachez ces itinérants que l'on ne saurait voir

Un itinérant est avant tout un produit de nos sociétés. Mais ce produit a la particularité d'être embêtant.
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Il y a quelques jours, j'ai vu passer dans mon fil d'actualité un propos plutôt révélateur de l'image construite de l'itinérance dans nos sociétés occidentales. Afin de préserver l'anonymat de l'auteur du propos en question, je le paraphrase ainsi:

«Est-ce qu'il y a quelque chose de plus frustrant que de choisir un café parmi tant d'autres, se payer une boisson dispendieuse, s'asseoir et la savourer. Puis, de se faire achaler par un itinérant, avec le personnel du café ne réagissant pas et ne faisant absolument aucun effort pour garder ce genre de personnes à l'extérieur du café. Sérieusement. Tellement agaçant».

Ce type de propos résume très bien, à mon avis, l'hédonisme, l'indifférence et l'insensibilité qu'engendre notre système social fondé sur le «moi, je».

Je suis vraiment navré si la personne en question n'a pu savourer sa boisson comme elle l'aurait souhaité. Je lui transmets également mes sympathies si elle a trouvé que de voir entrer un itinérant mal vêtu dans un café situé sur la rue McGill était un spectacle dégoûtant au point d'attaquer ses sensibilités.

Mais j'aimerais aussi lui dire que, à moins d'un changement radical des consciences, ces scénarios se répéteront de plus en plus souvent, même dans les endroits les plus huppés de Montréal et d'ailleurs.

Un itinérant qui entre dans un café pour quêter ne le fait pas avec plaisir et gaieté d'âme, comme s'il n'avait rien d'autre à faire ou que son seul souhait dans la vie était d'être mendiant. Non, les itinérants ne sont pas une communauté de gens ayant choisi volontairement d'embêter d'autres citoyens. Derrière ces longues barbes, ces vêtements déchirés, ces «vous n'auriez pas une pièce?», ces «odeurs dérangeantes» se cachent bien souvent des personnes dont on aurait difficilement pu, dans un passé pas si lointain, prédire le malheureux destin. Un itinérant est avant tout un produit de nos sociétés. Mais ce produit a la particularité d'être embêtant, agaçant, d'être un produit qu'on préférerait ne pas voir.

Il y a de ça quelques années, j'ai eu l'occasion de travailler à l'Accueil Bonneau pendant un été. Cette expérience m'a permis de dialoguer avec des personnes itinérantes et, loin de prétendre être un spécialiste en la matière, je pense en connaître davantage sur ces gens que les personnes qui ne se contentent que de s'en plaindre, assises confortablement dans un café, une boisson de six dollars à la main.

Ces itinérants «agaçants», ce sont parfois des ingénieurs, des avocats, des universitaires, des professeurs, voire même d'anciens millionnaires. Mais ces personnes partagent pour la plupart une caractéristique: à un moment donné dans leur vie, il leur est arrivé un malheur.

Pour certains, la santé mentale s'est détériorée et ils sont devenus schizophrènes, bipolaires, aphasiques, ou ont été victimes d'une autre maladie. D'autres ont connu la tragédie d'être battus par leurs parents et répudiés par leur famille. Bref, ils n'ont pas choisi de devenir ce qu'ils sont devenus. J'ai donc répondu à l'auteur des propos en question en lui mentionnant que ça ne sert à rien de se plaindre ainsi des itinérants, qu'ils sont de plus en plus nombreux, et qu'il est inutile de les blâmer. La santé mentale est l'une des principales causes à l'origine de leur situation déplorable. Et le laxisme de nos gouvernements n'aidant en rien, on ne peut s'étonner s'il y a davantage de mendiants.

Ce à quoi ladite personne a répliqué en enjoignant aux itinérants de rester dans la rue, soulignant qu'ils n'ont pas à s'introduire dans les entreprises privées, et que les responsables des entreprises concernées doivent prendre les moyens nécessaires pour que les clients n'aient pas à «dealer» avec ça.

Comme si les itinérants allaient trouver leur salut dans la rue! Cette même rue qui, portant légalement la qualification d'«espace public», est souvent instrumentalisée, judiciarisée, voire même privatisée. Tous les citoyens ont en théorie le droit d'errer dans les espaces publics, pour peu qu'ils ne dérangent pas les autres. Or, c'est précisément cette notion de dérangement qui a été instrumentalisée par la société pour brimer des droits pourtant fondamentaux. C'est ainsi qu'en novembre 2009, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, ayant pour mission de veiller au respect des principes énoncés dans la Charte des droits et libertés de la personne, présentait un mémoire mettant en lumière la «judiciarisation des personnes en situation d'itinérance [qui] réside dans les dispositions réglementaires et législatives relatives à l'utilisation du domaine public, ainsi que dans la manière dont ces instruments juridiques sont appliqués par les forces policières».

Cette judiciarisation des personnes itinérantes aboutit à l'émission de constats d'infraction pour des comportements tels que :

• La consommation de boissons alcoolisées sur le domaine public;

• Flâner ivre sur une voie ou place publique;

• Gêner ou entraver la libre circulation en s'immobilisant, rôdant, flânant dans une place publique;

• Se tenir sur le domaine public pour offrir ses services;

• Avoir émis un bruit audible à l'extérieur, ou toute forme de tapage.

Entre 1994 et 2005, le nombre de ces constats d'infraction émis à Montréal a littéralement explosé. En 1994, on dénombrait 1069 constats, dont 575 en vertu de règlements municipaux et 494 émis par la Société de Transport de Montréal (STM). En 2005, on en dénombrait 6397, dont 2455 émis au nom de règlements municipaux et 3942 par la STM, soit une hausse globale de 498%.

Cette hausse s'explique en partie par l'exploitation du concept de sécurité à des fins répressives par les services du maintien de l'ordre. C'est ainsi que le SPVM rapportait, dans ces orientations stratégiques 2007-2009, le constat suivant:

«Montréal est une ville sûre et ses résidants le perçoivent bien. Ainsi, 92% d'entre eux jugent que leur quartier est très ou moyennement sécuritaire. Cependant, les incivilités et les problématiques liées à la marginalité et aux désordres publics préoccupent les Montréalais. Certaines personnes font face à des problèmes sociaux complexes qui les amènent régulièrement à être en violation de l'espace privé de quelqu'un d'autre ou à occuper l'espace public. Parmi eux, les itinérants, les jeunes de la rue, les prostitués de rue, les consommateurs de drogues et les graffiteurs sont souvent pointés du doigt. Leur occupation des espaces publics «dérange», elle est jugée inappropriée. Elle donne lieu à plusieurs situations difficiles, dont des violations de règlements municipaux et de lois. Plusieurs facteurs influencent le sentiment de sécurité des citoyens. L'augmentation de la visibilité policière est l'un des éléments qui participent à assurer un environnement urbain agréable, paisible et sécuritaire. Une présence policière régulière, courtoise et conviviale au cœur de la vie publique des citoyens contribue directement à renforcer ce sentiment de sécurité».

Ce rapport du SPVM illustre bien le phénomène orwellien de régression de nos libertés et du détournement du libéralisme au nom de la primauté du sentiment sécuritaire. Car, comme le souligne le rapport du SPVM, ce qui préoccupe les Montréalais, ce sont les problématiques liées à la marginalité et aux désordres publics, plutôt que les sources de la marginalité.

Par conséquent, en orientant leurs efforts vers le traitement des problématiques découlant de la marginalité au lieu de ses causes, le SPVM et notre société tentent en vain d'éteindre un feu sur lequel de l'essence continue d'être versée.

Et ce, au nom du renforcement du sentiment de sécurité, plutôt que de la sécurité réelle des citoyens, et au détriment de nos libertés.

Il est plus que grand temps de revenir aux sources du libéralisme politique, qui rappellent l'importance de maintenir un équilibre entre la liberté, l'égalité et la sécurité. Aujourd'hui, la sacralisation de la notion de sécurité nous conduit vers un eugénisme social, rendant certains citoyens plus ou moins libres et égaux devant la loi, au nom du sentiment de sécurité du plus grand nombre. Cela conduit plusieurs personnes, dont les itinérants, à se sentir stigmatisés, dénoncés, marginalisés, et traités comme des citoyens de seconde zone, dont on peut impunément brimer l'égalité et la liberté.

Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabilité, disait Victor Hugo. Nous vivons dans des sociétés où l'individu veut en avoir toujours plus pour soi. Des sociétés où, pour se sentir libres, les gens ressentent le besoin de vivre dans de grosses maisons, conduire de belles voitures, se procurer la nouvelle version du iPhone, s'enrichir pour s'enrichir, consommer pour consommer, etc. Il n'y a rien de fondamentalement mal à tout cela, tant et aussi longtemps que l'on accepte qu'au nom de cette même liberté, d'autres personnes peuvent être radicalement différentes, méritant néanmoins la même dignité et le même respect, car égales devant la loi.

Cela implique aussi qu'au nom de la liberté et de l'égalité, nous ayons un devoir comme société de veiller à ce que celles-ci ne soient pas bafouées au nom de la sécurité, mais bien que la sécurité serve à protéger l'égalité et la liberté.

Pour ce faire, il faut cesser de stigmatiser les itinérants et de les criminaliser dans le seul but de répondre à un sentiment d'insécurité du plus grand nombre. Il faut au contraire accepter ce qu'ils sont, et les voir non pas comme des gens qui dérangent, mais plutôt comme des gens qui sont différents. À partir de là, nous serons mieux à même de comprendre pourquoi ils sont devenus ce qu'ils sont, d'entrer en dialogue avec eux, et de les aider, en tant que société, à améliorer leur sort.

Cela doit passer par un changement des mentalités et des façons d'interagir. Quand j'allais à l'école primaire et que j'avais un conflit avec l'un de mes camarades, mes instituteurs m'enjoignaient toujours d'essayer de trouver un terrain d'entente avec la personne concernée. Aujourd'hui, quand des éléments de nos sociétés «dérangent», on préfère avoir recours aux forces de l'ordre pour se donner l'illusion d'avoir réglé un problème, alors que la vraie solution devrait passer par le dialogue, la compréhension, la nécessité d'accepter que l'autre est tout aussi libre, égal, et digne de respect que soi.

Nous avons collectivement une responsabilité, en tant que société libre, à l'égard de ceux et celles qui se sentent rejetés de la société. En matière d'itinérance, cela implique de faire les efforts nécessaires pour combattre les sources à l'origine du phénomène, plutôt que de s'acharner à camoufler la pointe de l'iceberg.

N'en déplaise à certains, les itinérants sont encore capables, pour la très grande majorité à tout le moins, de dire «s'il vous plaît» après un «vous n'auriez pas une pièce?». Et ça, c'est une grande marque de civilité qui à elle seule montre que ces gens ont encore le droit à une dignité.

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