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Éloge et critique du libertarianisme

Alors qu'au Québec, nos partis politiques s'acharnent à débattre sur des questions du type «combien devrions-nous investir dans ceci», «doit-on réglementer telle industrie», «quel type de charte devrions-nous mettre en place», les libertariens nous disent «un instant, revenons à la base: avons-nous réellement besoin de l'État?»
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Dans sa chronique du 6 décembre publiée sur son blogue Contrepoids, Philippe David défend les vertus du libertarianisme, une idéologie qui veut réduire l'État à un rôle régalien, incarné dans la protection des droits négatifs des individus. Bien que je ne m'identifie pas à cette idéologie, je dois avouer que le libertarianisme nourrit de grandes réflexions chez moi. En effet, le libertarianisme pose des questions fondamentales quant à la place de l'État dans nos sociétés. Alors qu'au Québec, nos partis politiques s'acharnent à débattre sur des questions du type «combien devrions-nous investir dans ceci», «doit-on réglementer telle industrie», «quel type de charte devrions-nous mettre en place», les libertariens nous disent «un instant, revenons à la base: avons-nous réellement besoin de l'État?»

Suite à la lecture de la chronique de M. David, je dois vous annoncer bien franchement que je suis en accord avec plusieurs aspects du libertarianisme, tels que présentés par l'auteur. Premièrement, j'avoue que l'objectif principal de tout individu dans la vie, c'est d'être heureux ou, à tout le moins, de minimiser son malheur. Qui plus est, chaque individu connaît des chemins différents dans la quête de son bonheur. Certains, pour être heureux, ressentent le besoin d'aider les autres par la charité. D'autres prennent l'initiative de fonder leur propre entreprise pour créer des emplois et de la valeur ajoutée à leur communauté. Bref, peu importe les moyens entrepris par chacun(e) pour atteindre le bonheur, il m'apparaît immoral que l'État place des bâtons dans les roues des personnes qui souhaitent s'accomplir dans la vie, tout en respectant les libertés des autres. Voilà le fondement du libertarianisme: le rôle de l'État doit se limiter à protéger les libertés individuelles de tous.

Maintenant se pose la question des actions que doit mener l'État pour protéger les libertés individuelles. Pour cela, il faut se demander, comme le fait très bien M. David, quelles sont les actions immorales qui devraient être interdites. La réponse n'est pas très surprenante: le meurtre, le vol, l'atteinte à l'intégrité physique de la personne, etc. Par conséquent, l'État doit protéger l'ensemble des individus contre de tels actes immoraux. Comment? Par l'exercice de son monopole d'une violence légitime sur un territoire donné, pour reprendre les mots de Max Weber.

Ensuite, nous devons définir où s'arrête la légitimité de la violence exercée par l'État. Pour les libertariens, la légitimité du pouvoir coercitif de l'État est tenable tant et aussi longtemps que ce pouvoir se limite à protéger l'exercice des libertés individuelles de tous. Donc, l'État a la légitimité d'envoyer en prison un individu qui commet un meurtre, car une telle action brime l'une des libertés fondamentales de l'individu: le droit à la vie. Si l'on pouvait résumer la mission de l'État libertarien en une seule phrase, je dirais ceci: «Citoyens, vous êtes libres de faire ce que bon vous semble dans la vie, tant et aussi longtemps que vos actions ne nuisent pas à l'exercice des libertés individuelles de vos concitoyens». En ce sens, les libertariens se distinguent des anarchistes, qui croient que l'État ne devrait pas exister, peu importe son rôle.

Une fois la mission de l'État minimal définie, Philippe David donne quelques exemples de ce que l'État ne doit pas faire. Il reprend ici un exemple qui nous est tous familier: la construction d'un amphithéâtre, financé en partie par l'argent de l'ensemble des contribuables. Pour les libertariens, une telle politique est immorale. Pourquoi? Parce que l'État s'empare d'une partie de la richesse de l'ensemble des contribuables, pour financer un bien qui ne profite pas à tous, mais seulement aux personnes qui vont fréquenter cet amphithéâtre. Alors, les libertariens diront que l'État n'a pas à utiliser l'argent de l'ensemble des contribuables pour financer un bien ou un service qui ne profite qu'à certaines personnes. Si une ville veut un amphithéâtre, l'entreprise privée va le construire. Pas besoin de l'État pour ça.

Le nouveau contrat social en Libertarianie

Imaginons maintenant que des géographes découvrent, dans l'Océan pacifique, une île inhabitée de la taille de Montréal, mais qui regorge de ressources naturelles en abondance et dont le climat est propice au peuplement humain. Des Montréalais libertariens, écœurés de toutes les taxes et impôts qu'ils doivent payer pour financer des projets qui ne les concernent pas, décident alors de déménager sur cette île nouvellement découverte pour y fonder un nouvel État. Ils choisissent d'appeler leur nouvel État Libertarianie, et adoptent le gentilé Libertarien(ne).

Dès les premiers jours de la fondation de la Libertarianie, les premiers habitants fondateurs rédigent la Constitution de leur nouveau pays. Dans celle-ci, on peut lire que la Libertarianie garantit aux Libertariens les libertés individuelles fondamentales, dont le droit à la vie, à l'intégrité physique, le droit à la propriété, à la libre entreprise, la liberté d'association, et la liberté d'expression. Pour garantir ces droits, les Libertariens se mettent d'accord sur la nécessité de créer une armée nationale et des tribunaux, dont la mission se limite à protéger la Libertarianie de toute invasion extérieure, et de faire régner la loi, soit la garantie des libertés individuelles, dans le pays. Pour tout le reste, les Libertariens choisissent de faire confiance à la libre entreprise.

Des débuts très prospères en Libertarianie

Les premières années s'avèrent très prospères en Libertarianie. L'île abonde en ressources naturelles, et le climat est propice à l'agriculture. Des Libertariens s'associent pour créer des entreprises de pêche, des compagnies agricoles, des bars, des écoles, des hôpitaux... Bref, autant d'entreprises que l'on retrouve dans d'autres pays. Seule différence: en Libertarianie, à l'exception de l'armée et du système judiciaire, toutes les entreprises sont privées, et l'État n'émet aucune réglementation. Bien entendu, les entreprises et les individus paient tout de même un peu d'impôts pour financer l'armée et le système de justice. Pour rendre le prélèvement de l'impôt juste, la Libertarianie opte pour une flat tax : tous les Libertariens versent 5% de leur revenu à l'État. Cet impôt fait l'unanimité chez les Libertariens : il sert à financer l'armée et le système judiciaire, des biens publics qui profitent à tous, car la protection des libertés individuelles concerne tous les habitants de l'île.

Sur le plan économique, la Libertarianie devient riche très vite. Le taux de chômage est quasiment nul, contrairement à la plupart des autres pays. Cela est dû au fait que la Libertarianie autorise n'importe quelle activité économique, tant et aussi longtemps que celle-ci respecte les libertés individuelles des gens. Ainsi, les Libertariens ont des entreprises de vente de cannabis, des salons de sexe, et la vente de l'alcool n'est pas réglementée. Les immigrants prennent très vite conscience des vertus de la Libertarianie: dans leurs pays d'origine, de nombreux individus spécialistes du cannabis, du sexe et de l'alcool ne pouvaient pas trouver d'emploi, car l'État imposait une réglementation stricte bannissant les salons de sexe et la vente de cannabis. Or, les immigrants en Libertarianie se rendent bien vite compte qu'il n'y a rien d'immoral à être vendeur de cannabis ou une prostituée dans un salon de sexe.

Pourquoi? Parce que ces activités ne briment aucunement les libertés individuelles d'autrui. Par conséquent, il n'existe pas de préjugé social quant au métier de travailleuse de sexe ou de vendeur de cannabis en Libertarianie, et les personnes attirées par le domaine du sexe et de la drogue peuvent travailler dans leurs domaines sans représailles de l'État.

Les Libertariens finissent par se rendre compte de l'ingrédient manquant: la protection des droits positifs

Tout va pour le mieux en Libertarianie jusqu'au jour où un phénomène nouveau frappe les habitants de ce pays: des chercheurs à l'Université Libre de Libertarianie (ULL) publient une étude dans laquelle ils mettent en évidence que le thon pêché à quelques kilomètres des côtes de la Libertarianie développe, entre le 2 février et le 4 mars de chaque année, une bactérie qui peut être mortelle pour les personnes âgées au métabolisme affaibli. Par conséquent, les chercheurs en santé de l'ULL s'adressent au tribunal de la Libertarianie, en soutenant que ce ne serait pas une mauvaise idée si le gouvernement du pays émettait une réglementation exigeant des entreprises de pêcherie qu'elles embauchent des inspecteurs en alimentation pour évaluer la qualité des poissons vendus sur le marché.

La Cour suprême de la Libertarianie rend cependant un jugement unanime: l'État ne peut pas exiger des entreprises de pêcherie qu'elles embauchent des inspecteurs, car cela contrevient à l'exercice de la liberté d'entreprise. En revanche, la Cour stipule également dans sa décision qu'il «est de la responsabilité de chaque individu d'assumer les conséquences des aliments qu'il consomme. Pas plus que la Libertarianie ne peut empêcher des entreprises de produire des aliments à la base d'arachides sous le prétexte que certaines personnes allergiques peuvent en mourir, pas plus elle ne peut empêcher les industries de pêche de vendre du poisson pouvant s'avérer mortel pour les personnes âgées». Le plus haut tribunal du pays soutient plutôt que les Libertariens sont libres de créer une nouvelle entreprise de pêcherie et de concurrencer celle qui vend du poisson mortel pour les personnes âgées.

C'est ce qu'un groupe de Libertariens décide d'entreprendre. Ils fondent une nouvelle compagnie de vente de poisson, que l'on peut nommer entreprise B, qui tente de concurrencer l'entreprise A qui elle vend parfois du poisson toxique pour les personnes âgées. Les deux entreprises offrent la même variété de poissons à leurs clients, à l'exception près que l'entreprise B embauche des inspecteurs pour assurer la qualité des poissons mis en vente. Les membres de l'administration de la compagnie B sont convaincus que les Libertariens vont dorénavant acheter leur poisson chez eux, car ils garantissent une qualité, contrairement à la compagnie A.

Pour la majorité des Libertariens, l'entreprise B n'a cependant pas sa raison d'être. En effet, la très grande majorité des Libertariens sont jeunes et en santé, et la bactérie des poissons n'a aucune incidence sur eux. Cette bactérie ne concerne en fait que 0,01% de la population, composée de personnes âgées de plus de 80 ans avec un métabolisme affaibli. Qui plus est, l'entreprise B vend son poisson 10% plus cher que l'entreprise A, car elle a des coûts plus importants par unité de production, dû à la rémunération des inspecteurs des aliments. La majorité de la population continue donc à acheter son poisson chez A, car il est le moins cher. Seules les personnes âgées de plus de 80 ans achètent leur poisson chez B. L'entreprise B semble donc avoir trouvé une clientèle cible. Là où le bat blesse cependant, c'est qu'il en coûte très cher à B de vendre son poisson de qualité à une si petite clientèle. B se trouve alors contrainte de vendre son poisson très cher, à un point tel que les personnes à la retraite de plus de 80 ans ne peuvent plus se permettre d'acheter du poisson. L'entreprise B fait faillite.Les personnes âgées de Libertarianie doivent alors se tourner vers d'autres aliments, dont le poulet et le bœuf.

Maintenant, imaginons que le scénario du poisson se répète avec le poulet et le bœuf. Vous me voyez venir: la liberté totale dont jouissent les entreprises en Libertarianie crée parfois des externalités négatives qui ont un impact considérable sur une partie de la population.

Malheureusement, il s'avère que les lois du marché ne peuvent pas à elles seules corriger ces externalités. C'est alors que les Libertariens commencent à avoir une réflexion intéressante: serait-il possible que la seule garantie des droits négatifs par l'État ne suffise pas à protéger les libertés individuelles? Ainsi, pour assurer le droit à l'intégrité physique de tous, serait-il possible d'envisager l'implantation d'un droit positif à la santé, au nom duquel les entreprises seraient contraintes d'embaucher des inspecteurs pour garantir la qualité des aliments, de sorte à minimiser les risques d'empoisonnement? Au sein de l'Assemblée nationale de la Libertarianie, les plus farouches opposants à une telle réglementation soutiennent que le libre marché permettra à terme de régler ce problème. D'un autre côté, des voix dissidentes soutiennent que pour tel soit le cas, il faudrait que toutes les entreprises s'entendent entre elles sur la nécessité d'embaucher des inspecteurs des aliments, afin qu'aucune entreprise ne soit lésée par rapport aux autres par la hausse des coûts d'exploitation entraînée par l'embauche d'inspecteurs.

Après moult débats, les Libertariens en arrivent à un consensus : pour assurer le respect des libertés individuelles, il faut aussi que l'État garantisse certains droits positifs, dont celui à la santé. Pour ce faire, le gouvernement de la Libertarianie émet une réglementation qui oblige toutes les entreprises d'alimentation à embaucher des inspecteurs. Pour compenser pour les coûts générés par l'embauche d'inspecteurs, l'État s'engage à verser une subvention aux entreprises d'alimentation, afin que les coûts occasionnés ne fassent pas augmenter les prix de vente du poisson. Dorénavant, même les personnes âgées percevant un revenu faible peuvent se permettre d'acheter du poisson de qualité.

Qui paie alors pour cette subvention? L'ensemble des contribuables, par le biais de l'impôt. Scandale!, me répondront les libertariens. C'est absolument injuste que l'ensemble des contribuables paie pour un bien qui ne profite qu'à une minorité. Après tout, nous avons vu, dans notre étude de cas du poisson en Libertarianie, que seules les personnes âgées sont vulnérables à la bactérie contenue dans certains poissons, et que la majorité de la population n'est pas concernée. D'un point de vue strictement individualiste, c'est vrai. Toutefois, les Libertariens commencent, au fil des années, à développer une pensée collective. En particulier, les jeunes se disent : «Quand nous serons plus vieux et plus vulnérables, nous aimerions aussi pouvoir vivre en santé et en sécurité». Ils en arrivent également au constat que, pour assurer les libertés individuelles de chacun, dont le droit à la sécurité de sa personne, la seule garantie des droits négatifs par l'État est insuffisante; l'État doit également garantir certains droits positifs. Mais alors, comment se fait-il que seul l'État soit en mesure d'assurer le respect de certains droits positifs?

Pour répondre à cette question, je pose celle-ci aux libertariens: quel bénéfice une entreprise privée, animée par la quête de profit, peut-elle tirer en travaillant à la protection des personnes âgées de 80 ans et plus, par exemple? Pas grand-chose, car ces personnes-là sont retraitées et ne participent plus à l'activité économique de la Libertarianie par le travail. Aider ces personnes, d'un point de vue strictement individualiste, c'est dépenser de l'argent sans recevoir de plus-value.

Mais les Libertariens finissent par se rendre compte un jour que la protection des personnes âgées, plus-value économique ou pas, est une nécessité morale: on ne peut laisser le bien-être de ces personnes entre les mains des aléas des lois du marché. Par conséquent, il faut inventer une entreprise qui soit prête à fournir certains biens et services dont la jouissance par les Libertariens n'entraîne pas toujours de plus-value directe à l'entreprise. Cette entreprise, elle a un nom: c'est l'État.

Oui, l'État est une entreprise, mais une entreprise qui a la particularité de ne pas se soucier du profit à court terme, car elle prélève de manière contraignante une taxe sur l'ensemble des contribuables: ses revenus sont garantis. Les Libertariens s'étaient déjà mis d'accord, lors de la fondation de leur État, sur la nécessité de contraindre tous les citoyens à verser 5% de leur revenu pour financer l'armée et les tribunaux, car ils assurent la protection des libertés individuelles de tout le monde. Mais à court terme, quel bénéfice tirent les Libertariens de la présence d'une armée, quand tout le monde se respecte en Libertarianie et que le pays n'est pas attaqué? En tout cas, on ne peut quantifier ce bénéfice. Toutefois, les Libertariens ne peuvent pas prédire s'ils seront attaqués le lendemain, pas plus qu'ils ne peuvent être assurés qu'il n'y aura jamais de malfaiteur en Libertarianie. D'où la nécessité d'avoir une armée permanente.

On peut étendre cette logique à la garantie de droits positifs par l'État. Quels bénéfices tirent les Libertariens en payant des taxes pour que l'État embauche des inspecteurs en alimentation? À court terme, sûrement pas grand-chose. Certains me diront que les Libertariens sont suffisamment intelligents pour savoir quel poisson consommer sans s'empoisonner. Néanmoins, les Libertariens en viennent à se mettre d'accord sur le point que, plus-value à court terme ou pas, on ne peut se permettre que des entreprises vendent du poisson empoisonné sur le marché, même si le poison n'affecte que certaines personnes vulnérables.

Petit à petit, les Libertariens en viennent à la conclusion que l'État n'est pas forcément un démon dont il faut se méfier. Les immigrants venus du Québekistan prennent conscience du fait que le gros problème qui régnait dans leur pays d'origine, ce n'est pas la présence d'un État plus que régalien, en soi. C'est plutôt le fait que depuis de nombreuses années, les Québekistanais ont laissé l'État et la politique s'occuper d'eux au lieu de s'occuper de l'État. Cette passivité est palpable à travers les faibles taux de participation aux élections, qui ont successivement mis au pouvoir des politiciens dont le travail se limitait à satisfaire leur base électorale au détriment de la majorité de la population. À quoi bon gouverner pour tout le monde, quand la moitié des gens ne votent pas?

Les Libertariens ont choisi de ne pas répéter les erreurs du Québekistan. Leur taux de participation aux élections est de 100%, et ils s'assurent que chaque geste posé par l'État ne brime pas les libertés individuelles. Les dirigeants de la Libertarianie le savent: s'ils manquent à la tâche et posent des gestes qui briment les libertés individuelles, ils sont battus aux prochaines élections. Tout va maintenant pour le mieux en Libertarianie, qui accepte dorénavant un certain rôle de l'État dans l'économie et dans la protection de plusieurs droits positifs. Elle est devenue une société libérale.

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Avril 2018

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