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Le cancer, cette maladie solitaire

Elle y songe régulièrement. Mais, elle ne passe jamais à l'acte. Pas la force. Le corps trop douloureux. La tête trop occupée à répertorier ses idées noires. Une tasse de thé vert à la menthe, sans doute déjà froide, à portée de main, elle est assise dans le salon.
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Foutre le camp, s'évader. Quelques jours seulement. Juste un week-end. Louer une chambre d'hôtel dans un bled paumé. Ou sur une île. Le silence, la campagne. La mer : quel bonheur! Reposer son esprit, se laisser aller. Savourer le dépaysement. Loin de cette maison et de ses habitants dont elle n'en finit plus de faire le tour. De ce quotidien, chaque jour plus oppressant.

Elle y songe régulièrement. Mais, elle ne passe jamais à l'acte. Pas la force. Le corps trop douloureux. La tête trop occupée à répertorier ses idées noires.

Une tasse de thé vert à la menthe, sans doute déjà froide, à portée de main, elle est assise dans le salon. Son regard ne fixe rien de particulier. La télé diffuse une émission idiote dont elle ne semble entendre ni les applaudissements ni les témoignages impudiques.

Son fils va bientôt rentrer de l'école. Il fera alors bruyamment claquer la porte d'entrée. Peut-être se relèvera-t-elle, se forcera-t-elle à sourire. Elle tentera d'adopter une voix chaleureuse pour le prévenir qu'un copieux goûter l'attend dans la cuisine. Il ne répondra pas. Jettera un coup d'oeil vers le poste.

- Mais, comment peux-tu regarder cette daube ? sera probablement la seule phrase qu'il consentira à prononcer.

- Ca me détend, se justifiera-t-elle.

«Pas de bonne journée ?» ou de «Qu'as-tu fait aujourd'hui ?» Les réponses seraient mensongères ou déprimantes. Dans les deux cas, passablement agaçantes aux yeux du jeune homme. Veste et sac à dos sur l'épaule, il se précipitera dans la cuisine pour faire le plein de biscuits et de tartines déjà beurrées. Elle le suivra docilement, espérant encore percevoir un quelconque signe de reconnaissance.

- Je te prépare un chocolat chaud ? Tu as vu ? J'ai pris des Noix Japonaises.

- P'tain ! Mais, c'est dingue, ça ! Combien de fois faudra que je te le dise ? J'ai horreur des Noix Japonaises !

Puis, il s'élancera vers sa chambre, prétextant un devoir à préparer pour le lendemain, ses victuailles sous le bras. La musique retentira bientôt jusqu'au rez-de-chaussée. Elle ne montera pas exiger qu'il baisse le volume. Elle retournera simplement dans son fauteuil, culpabilisant d'avoir oublié la profonde aversion de son fils pour les gâteaux à la crème.

Peut-être la scène se passera-t-elle ainsi, comme souvent.

Ou bien, pour avoir trop prémédité cette entrée, elle décidera de ne pas bouger du salon, d'arborer une mine sévère et concentrée sur le téléviseur et de ne pas adresser la parole à son égoïste de fils. Celui-ci se ruera tout de même dans la cuisine, fera tout de même le plein de bouffe et filera de la même façon se barricader dans son repaire. Elle songera dès lors qu'elle n'est qu'une emmerdeuse, que, peut-être, il était d'humeur à bavarder aujourd'hui mais, qu'elle avait tout gâché avec son comportement boudeur.

Elle en est là. Elle n'en peut plus.

Les autres rentreront plus tard, sans doute le plus tard possible. Ils l'embrasseront comme on embrasse une sœur et lui demanderont d'une voix trop douce : «Ca va ? Ca a été ?», ce qui lui donnera envie de pleurer. Elle se retiendra, parlera sur un ton similaire, artificiel. Elle les laissera réchauffer leur dîner et leur annoncera :

- Je n'ai pas faim. Je vais me coucher.

La journée sera finie, pour elle. En attendant demain, elle s'allongera dans le noir, les yeux ouverts. Elle en est là. Et, elle n'en peut plus.

Peut-être devrait-elle aller se coucher dès maintenant, avant leur retour ? Qu'est-ce que cela changerait ? Au moins ne croiserait-elle pas leurs regards. Ces regards qui la rendent chaque jour un peu plus coupable d'avoir introduit la maladie sous leur toit. Ces regards qu'elle ne supporte plus.

Elle abandonne donc le salon pour regagner sa chambre. Dans le miroir surplombant la commode, elle s'observe longuement. Puis, elle va s'étendre, tout habillée. Son teint est diaphane ; ses yeux cernés. Elle a perdu dix kilos en quelques mois. Mais, elle retrouve peu à peu l'appétit depuis la fin de la chimiothérapie. Personne ne semble l'avoir noté. Si quelqu'un s'en est aperçu, il ne le lui a pas fait remarquer. Ne rien dire, faire comme si : telle est la nouvelle règle implicite adoptée à l'unanimité dans la baraque.

Ses transformations physiques sont pourtant flagrantes. Ses cheveux, noir corbeau voici encore un an, sont dorénavant poivre et sel. Depuis qu'ils se sont mis à repousser. « Ca donne un genre », se dit-elle lorsqu'elle est de bonne humeur. Tout a été si rapide. Le rendez-vous programmé de longue date chez le gynécologue ; la mammographie de routine. Puis, la sinistre surprise : une tumeur d'1,5 cm repérée. Elle avait bien senti, depuis quelque temps, une boule inhabituelle dans son sein droit mais, elle n'y avait guère prêté attention. D'autres soucis plus urgents à régler. Des examens approfondis révélèrent la gravité du mal : la tumeur était maligne, cancéreuse. Il ne s'agissait donc pas d'un kyste, comme elle l'avait espéré. A peine le temps de réaliser et, déjà, elle découvrait le vocabulaire médical, froid et rationnel. Développement anarchique des cellules, phase III, métastases, portacath... Le docteur était resté calme, professionnel. Il lui avait expliqué le déroulement prévisible des prochains mois. Elle n'avait pas vraiment réussi à se sentir concernée. Elle n'avait pas pris la mesure des changements à venir. Sa famille, face à sa tranquillité apparente, s'était lâchement rassurée. Elle était forte. Elle contrôlerait la situation, comme à son habitude. Lorsque le chirurgien l'avait informée de la date de l'opération, lorsqu'elle avait dû se mettre en arrêt-maladie, elle s'était brusquement réveillée. Il s'agissait bien d'elle. Son corps allait être ouvert. Il abritait un intrus mortel contre lequel elle allait devoir lutter à temps complet. Elle avait le cancer.

Elle s'était mise à pleurer, pour la première fois depuis l'annonce du verdict.

- Tout ira bien. Nous sommes là.

Elle l'avait crue, sa famille. Comment aurait-elle pu ne pas la croire ?

L'opération s'était bien déroulée, le sein n'avait pas été amputé. Les ganglions n'étaient pas atteints. Pourtant apeurée comme une petite fille, elle avait instinctivement tenté de donner le change. Ne pas inquiéter ses proches. Ne pas perturber leur quotidien. Priorité aux enfants, au clan. Aux autres.

Elle avait jusqu'à présent porté un regard à la fois attendri et nostalgique sur ses grands adolescents qui préparaient leur envol vers l'indépendance. Une page se tournerait bientôt. Le temps avait filé à une telle vitesse... Mais, ce soir, recroquevillée sur son lit, seule dans l'obscurité, les volets clos, elle ne se pliera pas au réconfortant rituel par elle-même instauré depuis la mauvaise nouvelle. Elle ne se relèvera pas pour aller feuilleter les albums de famille, depuis des décennies méticuleusement triés et classés. De toute façon, elle les connaît par cœur, toutes ces images d'un bonheur figé ; chaque jour un peu plus lointain. Un peu plus perdu. Main posé sur le visage, plus seule que jamais face à elle-même, elle soupire:

- Quel canular !

Son entourage peut toujours feindre de croire à une guérison proche et définitive, elle ne veut plus prétendre, elle, accorder de l'importance à ses postures désolées, trop ponctuelles pour être sincères ou réconfortantes.

"Elle ne va pas tirer cette tronche éternellement !", "Me faire ça l'année du Bac, merci bien...", "Elle exagère, j'en connais plein qui l'ont eu, presque tout le monde va la choper un jour, cette saloperie. Mais, ça se guérit très bien à notre époque !", "Regarde Géraldine : elle a complètement changé de vie. Elle a monté sa propre boîte et, maintenant, elle est vive comme un lapin !"

La radiothérapie et autres traitements de choc lui ont-ils permis de développer un mystérieux pouvoir télépathique ? Probablement pas. Mais, les silences gênés, les regards fuyants, les intonations empruntées la poussent à imaginer le pire dans l'esprit de chacun de ses interlocuteurs.

Les amis, les collègues, les voisins, les commerçants de la rue, même sa sœur, avec laquelle, certes, elle n'a jamais été très lié : toutes ces relations qui permettent de noircir avec assurance les pages des agendas, tous ceux-là, elle a vite compris qu'ils prendraient de rapides et précautionneuses distances. Mais cette lucidité ne rend pas les choses plus aisées à vivre, bien au contraire.

Dès les premières séances de chimiothérapie, elle avait décidé de se tondre le crâne, pour éviter de se réveiller un beau matin avec des poignets entières de cheveux éparpillées sur l'oreiller. Blessée dans sa chair, sa féminité mise à mal comme jamais, elle avait réactualisé sa trousse de maquillage, redessiné ses sourcils, acheté une perruque ; proclamé bien haut son désir de mettre à profit le temps libre qui lui était imposé pour relire les classiques, suivre l'actualité cinématographique. Montrer au monde qu'elle était toujours femme, qu'elle luttait et faisait de son mieux pour ne pas l'agresser, ce monde qu'elle semblait pourtant déjà dégoûter.

Malgré ses jolies robes, ses sourires trop appuyés pour ne pas être pathétiques, son intérêt affiché pour les bobos intérieurs des uns et des autres, elle ne lisait plus que peur et condescendance dans les regards. Seule la maladie était visible. Une ombre funèbre semblait désormais accrochée au moindre de ses pas. Elle traînait dans son sillage, dorénavant, trop de spectres angoissants pour que la société continuât à la fréquenter comme si de rien n'était.

Alors, maintenant, elle ne sort plus. La colère et le mépris ont succédé à la déception.

Sa vie sociale se limite aux brèves discussions avec l'ambulancier qui passe la chercher, tous les deux jours. A l'hôpital, le personnel soignant, blasé, fatigué, paraît ne la considérer que comme un numéro. La 24ème. Entre le 23ème et la 25ème. Le téléphone s'est bien remis à sonner, depuis que ses cheveux repoussent mais, elle ne veut plus les voir. Qu'ils aillent au Diable, ses amis !

Les blessures les plus profondes, c'est sa famille qui les lui inflige. Ils semblent tous faire les morts, en attendant que 'la crise' passe. A croire qu'elle a attrapé la grippe. Ils donnent tous l'impression de ne plus la supporter, comme si la voir poser en victime leur était insupportable. Personne à qui parler de sa détresse et de ses doutes. Personne prêt à écouter. Elle préférerait qu'ils éclatent, qu'ils lui hurlent au visage :

- On n'en peut plus ! On n'en peut plus de t'entendre vomir, de te voir pleurer pour un oui ou pour un non ! De te voir couchée toute la journée, de t'entendre te plaindre de tes douleurs au bras, de tes brûlures au buste ; de tes insomnies, de tes cachets ! Tu ne vois pas que tu nous rends la vie impossible ? Alors, arrête maintenant ! Redeviens comme avant ! Guéris et, vite ! Dépêche-toi parce que, là, tu nous emmerdes !

Mais non. Ils ne disent rien. Ils continuent de mener leur vie, en l'évitant.

Un facteur de zizanie : voilà à quoi elle se sent réduite.

En un an, elle a été forcée d'apprendre à flirter avec l'idée de sa propre mort, avec l'idée d'une non-rémission. Elle a dû accepter que, pour le reste de ses jours, une épée de Damoclès soit posée au-dessus de sa tête. Suite aux énormes doses de produits chimiques injectées dans son sang, elle s'est vue brusquement ménopausée. Sa position sociale a disparu. La moitié de ses neurones lui semble avoir été cramés par les traitements, ce qui lui fait parfois penser que les remèdes sont pires que le mal. Son corps la répugne et paraît produire le même effet sur tous. Et cette fatigue... Cette fatigue qui ne la quitte plus et qui hypothèque son avenir.

Elle ne réclame pas des lauriers, non. Mais, au moins, que ceux pour qui elle s'est battue, ceux qui ont pour elle le plus compté lui ouvrent les bras, de temps en temps. Rien ne se produit. Chacun protège son petit territoire narcissique. Pas question de se laisser annexer la moindre frontière, de risquer la moindre déstabilisation personnelle. Pour elle, cependant, la déstabilisation est déjà bien entamée. Certains jours, n'en pouvant plus, elle agresse littéralement les membres de la famille, les inondant de détails scabreux. Mais l'électrochoc ne fonctionne pas. Ils se braquent d'avantage, s'enfuient. Elle demeure alors les bras ballants, dans la pièce soudainement vide.

Doit-elle remercier ce satané crabe ? Elle se la pose, parfois, cette question.

Car au moins réalise-t-elle désormais la solitude extrême dans laquelle elle a toujours vécu, elle qui s'est toujours crue si entourée.

Mais, bien entendu, que ne donnerait-elle pas pour retrouver ses anciennes illusions ? Comment, maintenant, se projeter dans l'avenir ? Du fond de son lit, elle les entend bien, tous ces gens:

- Elle est déprimée, c'est logique. Ils y passent tous. C'est une étape normale...

Une étape normale. Etape une, étape deux, étape trois... Et, hop ! A nouveau sur pied ! On revient dans la grande farandole, on tend la main à ses partenaires et, avec le sourire, s'il vous plaît ! Manquerait plus qu'elle fasse la tronche : toutes les étapes sont passées, vous dit-on !

Sa main ramène l'oreiller sur son ventre.

Que va-t-elle devenir ? Sa vie se désagrège sous ses yeux. Se rétablir pour reprendre la place qui l'avait jusqu'alors comblée mais qui, aujourd'hui, la révoltait ? Faire semblant, regarder la vie d'un œil cynique, telle une ancienne croyante désabusée ? Ou bien, se laisser aller. Disparaître. Vite, très vite. Pour ne pas déranger plus longtemps ceux qu'elle aime passionnément mais qui, eux, la trahissent chaque jour un peu davantage. Partir sur un sentiment d'échec mais, quelle importance ? Lorsqu'on est parti on est parti, non ?

L'église sera pleine, les larmes seront sincères. Chacun viendra pleurer la femme de son choix: « Tu lui avais parlé, toi, dernièrement ? Non ? Mince, je croyais que c'était toi qui devais le faire ! Non, moi non plus... Ah, le destin, c'est terrible. Quelle saloperie, ce cancer ! Mais, elle aura été forte jusqu'au bout, c'est sûr... »

Recroquevillée sur sa couette, toujours dans le noir, son nez coule, ses yeux rougissent. Sans s'en rendre compte, elle a ramené son pouce à sa bouche.

Une porte claque. Elle ne se redresse pas. Le goûter est prêt, dans la cuisine.

Ce jour-là, j'ai failli perdre ma mère. Et je réalise aujourd'hui à quel point la maladie effraie. Peut rendre souvent monstrueux. Non les malades mais, la société, l'entourage. Nous tous.

Frédéric L'Helgoualch est également publié sur le site littéraire La Revue des Ressources

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