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La folie individualiste

Le slogan de semaine de la santé mentale stipule que «». C'est louable, sauf qu'isoler la santé mentale de toute cause économique structurelle et orienter le discours sur la responsabilité individuelle revient à plier l'échine devant la vulgate néolibérale.
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La 63e semaine de la santé mentale, organisée par l'ACSM (Association canadienne de la santé mentale), se déroule du 5 au 11 mai 2014. Les campagnes de sensibilisation, les levées de fonds et les activités de soutien auprès de la population ponctueront pour l'occasion la semaine à venir.

L'ACSM nous rappelle à juste titre qu'en 10 ans, le temps hebdomadaire consacré au travail a augmenté de 3,9 heures, que 15 % et 30 % des patients qui consultent un médecin de famille souffrent d'un trouble de santé mentale et que 500 000 travailleurs canadiens s'absentent quotidiennement de leur travail pour des causes de maladie mentale.

Le slogan de l'ACSM, qui stipule justement que « Prendre une pause, ç'a du bon », encourage en ce sens à baisser la cadence, à prendre du temps pour soi et augmenter le nombre de pauses au travail.

Les porte-paroles passent à la télévision pour nous rappeler que nous sommes maîtres de notre santé et que c'est à chacun de faire des efforts pour aller mieux. La responsabilité, tout autant que le devoir, appartient à l'individu. Le travailleur travaille trop, qu'il travaille moins. C'est simple, non?

Ce message ayant comme but principal de responsabiliser le travailleur par rapport à sa situation, contribue efficacement à voiler les causes profondes de la reproduction du phénomène de maladie mentale dans sa forme actuelle. Rien de nouveau là-dedans. Aux problèmes structurels sont opposées des solutions individuelles. Crise écologique : prenez moins votre voiture. Cheap labor : achetez équitable. Santé mentale : prenez une pause.

Soyons clairs : si la crise écologique bat son plein, ce n'est pas parce qu'on jette notre recyclage aux vidanges; si des enfants sont exploités au Bangladesh, ce n'est pas la faute de consommateurs amoraux, et si 14 millions d'ordonnances d'antidépresseurs ont été prescrites en 2013 au Québec, ce n'est pas parce que « les gens ne prennent pas assez de pauses au travail ». Le refrain individualiste commence à sonner faux.

Lorsque l'essence du message est encastrée dans l'idée de la modification du comportement individuel, on écarte du revers de la main les pressions sociales, structurelles et professionnelles qui forcent les travailleurs à garder un rythme effréné, d'ailleurs critiqué par l'ACSM. Prendre acte de la relation étroite et réciproque que partagent santé et travail implique de s'attaquer aux conditions de travail pour améliorer les conditions de santé, et non aux travailleurs.

Pour ce faire, il est important de saisir que la maladie mentale, telle que vécue au Québec au 21e siècle, s'inscrit dans un paysage épidémiologique occidentale contemporain où les mutations contemporaines du travail s'opèrent dans un contexte néolibéral. Sans surprise, la santé, mentale ou non, n'en sort pas indemne. Comprenons-nous bien : le mal-être des salariés (physique, psychologique et intellectuel) n'est pas un dommage collatéral d'un système capitaliste, mais en constitue bien un corrélat inhérent.

En ce sens, la précarisation de l'emploi (horaires irréguliers, taux élevé de licenciement, parcours professionnel instable), l'intensification des conditions de travail (délais raccourcis, compétition accrue, atmosphère d'urgence constante) et un monde du travail de plus en plus flexible (délocalisation, compétitivité) disloquent la santé des travailleurs au profit du capital. Pour ne pas les nommer, le stress, l'anxiété et la dépression figurent au palmarès de ces contrecoups (*) . Le tout bien englué dans la banalisation.

Parallèlement, de nouvelles formes de gestion de la ressource humaine demandent aux employés d'en faire plus que leur tâche de base par la promotion d'attitudes telles que le leadership, l'autonomie ainsi que l'investissement émotif et personnel dans l'entreprise. La polyvalence est imposée et les injonctions contradictoires. L'humain devient ainsi une ressource au service de la rentabilité économique; une ressource humaine au sens strict. S'en tenir à l'essentiel n'est plus suffisant. Ne vous en faites pas, la chandelle à trois bouts sera disponible sous peu.

En plus de rater la cible, ce type de discours collabore à entretenir inconsciemment ce qu'il condamne. Les sources du problème ne sont pas seulement non résolues et masquées, mais perpétuées par le mythe qui emprisonne toute responsabilité à l'intérieur de l'individu. Prenez une pause quand il le faut, tant que ce soit dans le but de demeurer productif. Encore une fois, la logique du self-made-man s'en sort intacte. Pire, promue.

C'est en ce sens qu'isoler la santé mentale de toute cause économique structurelle et orienter le discours sur la responsabilité individuelle reviendrait à plier l'échine devant la vulgate néolibérale qui colonise impudemment les champs lexicaux autant de la crise environnementale, de la consommation éthique que de la maladie mentale.

En brandissant le drapeau de la responsabilité individuelle, le discours de l'ACSM participe activement à la propagation d'un courant qui, se répandant insidieusement, occulte le problème de la responsabilité sociale et les possibilités de changements structurels à cet égard.

Le bruit du discours individualiste devient plus dangereux que celui des bottes.

* Selon l'OMS, la dépression se classera d'ailleurs au deuxième rang des principales causes d'incapacité à l'échelle mondiale en 2020, juste derrière les maladies cardiaques.

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