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L'ermite milliardaire de Munich: le directeur de musée collaborateur (2/3)

Après nous être penchés lors du billet précédent sur le sort réservé à l'Art sous les Nazis, nous allons voir comment un directeur de musée a pu profiter de la guerre pour s'enrichir et constituer une large collection d'art.
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La révélation, début novembre 2013, de la saisie presque accidentelle de 1406 tableaux dans l'appartement d'un octogénaire munichois, Cornelius Gurlitt, eut un retentissement planétaire.

Des policiers venus enquêter pour une fraude fiscale étaient loin de se douter qu'ils allaient effectuer la plus importante découverte d'œuvres spoliées depuis l'immédiate Après-guerre. Derrière meubles, rideaux et boîtes de conserve périmées, étaient rangées des œuvres de Dürer, Canaletto, Boucher, Ingres, Renoir, Daumier, Toulouse-Lautrec, Matisse, Picasso, Klee, Kandinsky, Chagall et Otto Dix. L'ensemble vaudrait un milliard d'euros.

Après nous être penchés lors du billet précédent sur le sort réservé à l'Art sous les nazis, nous allons voir comment un directeur de musée a pu profiter de la guerre pour s'enrichir et constituer une large collection d'art.

Comment Hildebrand Gurlitt a-t-il acquis sa collection?

Hildebrand Gurlitt est issu d'une famille d'intellectuels. Il était directeur de musée jusqu'à l'arrivée des nazis au pouvoir en 1933. Comme il avait une grand-mère juive et un penchant pour l'Art moderne, il perdit rapidement son poste.

Hildebrand Gurlitt se recycla alors en marchand d'Art et le Régime se rendit rapidement compte de son utilité. Il devint en effet l'un des quatre hommes de confiance - avec Bernhard Böhmer, Karl Haberstock et Ferdinand Möller - chargés de vendre des tableaux d'Art « dégénéré » à l'étranger pour faire entrer des devises en Allemagne. Gurlitt amassa également des œuvres pour le futur Führermuseum de Linz dépensant des sommes considérables lors de ventes aux enchères à Paris.

Il ne faut pas s'y tromper. À l'instar du Schindler mis en scène par Spielberg, Hildebrand Gurlitt fit partie de ceux qui profitèrent de la guerre. Au moment où des millions d'Allemands sont envoyés à l'assaut de l'URSS, ses affaires sont prospères. Les commissions de 4 à 5%, voire plus, que Gurlitt toucha lorsqu'il acheta ou vendit des tableaux lui permirent d'amasser au beau milieu de la guerre un salaire annuel estimé à 200 000 Reichmarks, ce qui équivaudrait aujourd'hui à plus d'un million d'euros.

Ces revenus permirent à Hildebrand Gurlitt d'enrichir la collection qu'il possédait avant la guerre. Gurlitt acquit plusieurs toiles par le biais de galeries qui revendaient des peintures spoliées aux Juifs. Étant donné la connaissance qu'avait Gurlitt du monde de l'Art moderne, il ne pouvait ignorer la provenance de plusieurs de ces tableaux. Ainsi, le terme de « trésor » qui a été souvent employé par les journalistes s'applique assez mal à la réalité de la saisie. Il serait plus pertinent de parler de « butin de guerre ».

Après la défaite des nazis, les Américains mirent la main sur une centaine de ses tableaux. Hildebrand déclara aux Alliés que le reste de sa collection avait été détruit au moment du terrible et inutile bombardement de Dresde en 1945, l'un des pires crimes de guerre des Alliés. Gurlitt réussit à convaincre les Alliés qu'il était anti-nazi. N'avait-il pas perdu son poste en 1933 à cause d'une grand-mère juive ? On finit par lui rendre ses œuvres, dont certaines furent ensuite exposées à New York. Personne ne se douta alors qu'il avait encore plus d'un millier de toiles cachées.

Après le décès d'Hildebrand Gurlitt, puis de celui de sa femme Helene, les œuvres passèrent pour l'essentiel à son fils Cornelius Gurlitt, né en 1932. Il n'est cependant pas le seul dans la famille à avoir détenu des tableaux. Cornelius avait une sœur plus jeune, Renate, née en 1935. Cette dernière est décédée récemment. À la suite de la saisie de Munich, le beau-frère de Gurlitt, Nikolaus Fraessle, rendit 22 tableaux aux autorités. Il semble d'ailleurs qu'Helene et que Renate aient vendu des tableaux au fil des ans.

Qui est Cornelius Gurlitt ?

La vie de Cornelius Gurlitt a été entièrement tracée par son héritage. Il étudia la restauration pour prendre soin de ses tableaux. Depuis des décennies, il vit en reclus, faisant tout pour éviter que le monde extérieur n'entre en contact avec sa collection. Il n'a ni femme ni enfant. Il n'a jamais payé d'impôts. Il n'est inscrit à aucun programme social du gouvernement.

Dans une entrevue que le Spiegel obtint alors que Cornelius Gurlitt était en route pour visiter son médecin, ce dernier a expliqué qu'il n'avait pas regardé la télévision depuis 1963 et qu'il rédige toujours ses lettres à la machine à écrire. Pour l'octogénaire, ses tableaux sont plus qu'une collection, ils sont ses véritables compagnons de vie. Il s'est coupé du monde pour vivre avec eux.

Même si Gurlitt possédait des œuvres qui valaient plusieurs centaines de millions, voire un milliard d'euros, il ne vivait pas richement. Il vendit discrètement quelques tableaux pour subvenir à ses besoins - une trentaine selon certaines estimations - comme le prouvent les cadres vides dans son appartement et la vente récente d'un Max Beckmann lui ayant appartenu.

La saisie de 2012 s'est produite presque par hasard. En 2010, Gurlitt avait été arrêté dans un train entre l'Allemagne et la Suisse avec 9 000 euros. La somme n'est pas en soi illégale ; la limite est en effet de 10 000 euros. Mais les autorités allemandes eurent des doutes sur les activités de ce vieillard.

La police se présenta donc chez lui début 2012 pour un contrôle fiscal... et découvrit le pot aux roses! Les tableaux furent alors transférés dans un entrepôt. Depuis, les enquêteurs allemands recherchent dans les archives les traces de ces peintures. Début novembre 2013, l'existence de la saisie a été révélée par le magazine Focus.

Gurlitt n'a jamais été arrêté. Début novembre, on se demandait ce qu'il était devenu et on a même pensé qu'il pouvait être décédé. En fait, il fut retrouvé en train de faire ses courses dans un centre d'achat de Munich par des photographes de Paris Match. Il a depuis été placé sous tutelle, ce qui est curieux étant donné qu'il semblait jusqu'ici tout en fait en mesure de s'administrer seul.

Cornelius Gurlitt aurait-il pu vendre ses tableaux?

C'eut été assez difficile. Certes, le marché illégal des œuvres d'art et des antiquités est florissant. Ce serait même le troisième plus grand marché illégal au monde après les drogues et les armes. Ce trafic remplit les coffres de plusieurs organisations mafieuses ou terroristes. Entre 3 et 6 milliards de dollars d'œuvres acquises illégalement seraient vendues annuellement. Dans le seul port franc de Genève, les œuvres cachées représenteraient plusieurs milliards d'euros.

Certains objets sont cependant plus faciles à vendre en douce que d'autres. Le marché clandestin est aujourd'hui dominé par des objets archéologiques provenant d'Amérique du Sud, d'Afrique, du Moyen-Orient ou d'Indochine. La raison est fort simple : un vase antique excavé illégalement n'a pas de propriétaire connu. Les contrôles douaniers sont insuffisants et il est long et coûteux pour le pays d'origine de prouver la provenance et la date d'exportation.

Pour ce qui est de la peinture occidentale, il est beaucoup plus hasardeux de vendre un tableau saisi ou volé, car les propriétaires, ou leurs héritiers peuvent le plus souvent démontrer leurs droits. Le problème essentiel qui affecte le marché de l'Art occidental n'est en conséquence pas tant les tableaux volés que les faux. Il faut à ce titre faire preuve de prudence sur l'authenticité des œuvres saisies. Nous savons qu'Hildebrand Gurlitt acheta par erreur des faux pour le musée de Linz. Il n'est pas impossible que des faux se soient également glissés dans sa collection personnelle.

Cornelius Gurlitt pouvait ainsi espérer écouler lentement ses tableaux par le biais de ventes en catimini. Malgré cette discrétion, il avait quand même été obligé de partager le produit de la vente du Dompteur de lions de Max Beckmann avec les descendants d'un collectionneur spolié. Somme toute, en dépit de l'incroyable collection qu'il possédait, l'ermite de Munich disposait d'une marge de manœuvre assez limitée.

Gurlitt semble néanmoins n'avoir eu aucune volonté de profiter financièrement de ses toiles pour lesquelles il semble éprouver un attachement touchant et sincère. Il vivait dans un appartement 100 m2 tout à fait ordinaire. Contrairement à certains héritiers qui préfèrent revendre leurs toiles pour toucher des millions dès qu'ils les ont récupérées - on n'a qu'à penser à la vente en 2006 du Portrait d'Adèle Bloch Bauer de Klimt pour 135 millions - Gurlitt a vendu des toiles dans le seul but d'acquitter ses comptes ou ses factures médicales.

Les autorités pouvaient-elles saisir les tableaux?

C'est la question qui fâche. La version la plus charitable envers la police bavaroise serait de dire que cette saisie est aux limites de la légalité. Certains ont carrément accusé les enquêteurs d'avoir volé Gurlitt. En effet, on effectue une saisie lorsqu'un crime a été commis. Or, au bout d'un an, il semble toujours impossible d'accuser Cornelius Gurlitt de quoi que ce soit.

On peut certes débattre longtemps de la responsabilité d'Hildebrand Gurlitt. Mais le fils ne peut certainement pas être tenu responsable des éventuels crimes du père et encore moins des crimes nazis. Peut-être y aurait-il eu fraude fiscale au moment où Cornelius Gurlitt a hérité des toiles. Même si c'est fort possible, cela n'a plus aucune importance, car en Allemagne, les actes criminels sont prescrits après trente ans. On pourra toujours tenter de démontrer que Gurlitt n'a pas payé de droits sur telle ou telle vente discrète, mais cela ne justifie en rien la saisie de centaines de tableaux.

Le prochain billet portera sur ce qui pourrait advenir des œuvres et sur l'insuffisance des réactions de la communauté internationale.

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