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D'où viennent les idées (scientifiques)?

Il y a de multiples façons de faire une découverte, laissant plus ou moins de place au hasard, à l'imaginaire des découvreurs, à la courbure de leur tempérament, aux rencontres qu'ils font, à leur culture, à leur génie, voire leur folie.
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Il y a de multiples façons de faire une découverte, laissant plus ou moins de place au hasard, à l'imaginaire des découvreurs, à la courbure de leur tempérament, aux rencontres qu'ils font, à leur culture, à leur génie, voire leur folie. Tous ces facteurs s'entremêlent tant dans l'acte créatif qu'on ne saurait prétendre qu'il n'existe une méthode simple qu'il suffirait d'appliquer pour faire des découvertes.

Erwin Schrödinger, inspiré par sa maîtresse

Prenez Erwin Schrödinger, l'un des pères de la physique quantique. En 1925, il a trente-huit ans et il passe l'automne à étudier la thèse de physique qu'un Français, Louis de Broglie, a soutenue le 25 novembre 1924 à Paris : Broglie a établi que les électrons, qui avaient toujours été considérés comme des petits grains de matière, peuvent aussi se comporter comme des ondes. Schrödinger se pose des questions : de quelle sorte sont ces ondes et comment se comportent-elles ? Son cerveau se transforme en bouillon de culture pour points d'interrogation. Il voudrait trouver la bonne équation, mais il sent qu'il piétine. Que décide-t-il alors ? De renouer avec une de ses anciennes maîtresses ! Juste avant Noël, il part avec elle à Arosa, une station de ski dans les Grisons, où ils demeurent jusqu'au 9 janvier 1926. Difficile de dire à quoi les deux amants passent leurs jours et leurs nuits, mais on peut en avoir une petite idée grâce à la confidence que Schrödinger fit à l'un de ses amis: c'est au terme d'"un épisode érotique fulgurant et tardif" qu'il a fait sa grande trouvaille, l'équation qui depuis porte son nom. Dans l'article qu'il publie à son retour, il omet de remercier sa mystérieuse maîtresse (pour leurs "échanges fructueux", selon la formule consacrée)... Je dis sa mystérieuse maîtresse, parce que la dame n'a jamais été identifiée. On sait seulement qu'elle vivait à Vienne, ce qui constitue une information parfaitement insuffisante quand on connaît l'intensité de la vie amoureuse de Schrödinger.

Une découverte grâce à un souvenir d'enfance

Prenez maintenant Paul Dirac. En 1930, il prédit l'existence des antiparticules et comprend qu'une particule et son antiparticule ne peuvent apparaître que par paire, c'est-à-dire ensemble, l'une en même temps que l'autre. On ne peut pas créer un électron sans créer en même temps un positron (le positron est l'antiparticule de l'électron). Un jour, quelqu'un lui demanda comment cette idée bizarre lui était venue. Il répondit qu'enfant sa mère lui avait raconté une petite histoire qui avait joué un rôle dans la genèse de ses idées: un jeune prêtre, qui vient d'être affecté à une nouvelle paroisse, décide de rendre une visite aux habitants du village afin de faire connaissance avec ses nouvelles ouailles. Un jour qu'il frappe à la porte d'une ferme, une jeune femme lui ouvre et le fait entrer dans la pièce principale, qui est pleine d'enfants.

"Combien avez-vous donc d'enfants, madame? demande le prêtre.

- Nous avons cinq paires de jumeaux, mon père.

- Vous et votre mari, vous faites donc toujours des jumeaux?

- Oh non, mon père, parfois nous ne faisons rien du tout! "

Cette femme semblait ne pas savoir qu'on peut faire des enfants par tranche d'une unité, si j'ose dire.

"Oh ! Une idée, vous savez, c'est si rare!"

Prenez pour finir Albert Einstein. Un jour, Paul Valéry, persuadé que le père de la théorie de la relativité produisait des idées à une cadence d'essuie-glaces, osa lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps : "Lorsqu'une idée vous vient, comment faites-vous pour la recueillir ? Un carnet de notes, un bout de papier...?" La réponse le déçut sans doute, l'auguste physicien se contentant de lancer: "Oh ! Une idée, vous savez, c'est si rare!"[1].

Cette réponse témoigne de l'extrême modestie d'Einstein. Car des idées, il en a bel et bien eu, et bien plus qu'une, et bien plus que la plupart des autres physiciens, et pas n'importe lesquelles! Certaines concernant la nature de la lumière, ou bien la gravitation, ou bien l'énergie ou encore l'espace-temps ont bouleversé notre représentation du monde et ont même bousculé les termes en lesquels certaines questions philosophiques se posent, sans parler de l'impact considérable qu'elles ont eu sur l'histoire du siècle dernier.

En 1945, le mathématicien français Jacques Hadamard, qui résidait à New York, mettait une dernière touche à son livre sur la psychologie de l'invention dans le domaine des idées en mathématique et en physique [2]. Il y soutenait que les signes sont un soutien nécessaire de la pensée et que le système de signes le plus courant est bien sûr le langage proprement dit. Mais il ajoutait que la pensée intérieure, surtout lorsqu'elle est inventive, use volontiers d'autres systèmes de signes qui sont plus souples et moins standardisés que le langage ordinaire. Ces autres systèmes ont vertu de laisser davantage de liberté et de dynamisme à la pensée créatrice. Le hasard voulut qu'au moment même où il envoyait son livre à l'imprimeur, Hadamard reçut une lettre d'Einstein dans lequel celui-ci décrivait le caractère intime de son processus de création: "les mots et le langage écrit ou parlé ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée."[3]

La pensée novatrice, pour Einstein, relevait d'un imaginaire chaud et averbal, et le langage n'était qu'une sorte d'imaginaire refroidi.

Ces différentes façons d'avoir des idées participent d'une poétique de la science. Elles n'ont pas grand-chose en commun et ne sont guère interchangeables. À chaque scientifique de trouver sa façon de découvrir, ce qui suppose qu'il fasse une première découverte pour la découvrir, et ça, c'est bien sûr le plus dur...

[1] Cité par S. Speziali dans son édition de la Correspondance Einstein-Besso, Hermann, 1972, p. 541.

[2] J. Hadamard, An Essay on the Psychology of Invention in the Mathematical Field, Princeton, New Jersey, Princeton, University Press. (traduction française par Jacqueline Hadamard : Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique, Paris, Gauthier-Villars, 1975).

[3]Cité par Roman Jacobson, "Einstein et la science du langage", Débat, n° 20, mai 1982, p. 132.

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