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Le cadre limite et opprime l'expérience humaine

L'intervenant voudrait poser des gestes, intervenir, mais il ne peut le faire que difficilement. Il doit plutôt appliquer un protocole déshumanisant.
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« La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. [...] Elle est un lien commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. »

- Albert Camus

On exige de plus en plus que l'humain soit dans la norme, formalisé, le tout dans un monde technique, désincarné, financiarisé. Dans le système québécois de santé et de services sociaux actuel, où prévalent la mesure et l'encadrement de toute activité, c'est d'autant plus une réalité cinglante.

Sous le couvert d'une plus grande efficacité, les intervenant(e)s de la « relation d'aide » qui souhaitent aider voient souvent leur capacité d'agir limitée du fait des contraintes qui se multiplient. L'intervenant voudrait poser des gestes, intervenir, mais il ne peut le faire que difficilement ; il doit plutôt appliquer un protocole déshumanisant.

Quand l'humain et l'intervention sont réduits à des chiffres dans les colonnes d'un cadre financier, rien ne va plus. Comme l'écrivait l'artiste Wartin Pantois, à l'occasion d'une récente intervention artistique nommée Cadrature/Sortir du cadre, il importe de questionner « les modes de régulation « opérationnels » propres aux sociétés occidentales actuelles, basés sur l'efficacité et la mesurabilité plutôt que sur le sens donné aux pratiques et à leur légitimité. Ces cadres normatifs [...] réduisant les acteurs sociaux à n'être que les rouages adaptés d'une machination qui tourne à vide. »

Le cadre, c'est cette idéologie rationaliste, utilitariste, nourrie au néolibéralisme et à la mondialisation, qui prétend que tout peut être objectivé, sécurisé, encadré. Une idéologie touchant toutes les sphères de l'humain et ses activités, les politiques, le tissu social et aussi notre intimité. L'opium du peuple est cet ennemi accepté, pour paraphraser George Bataille, un monde à la merci des gestionnaires et des partisans d'une privatisation comme seule issue aux défis du Réel, où l'humain est un produit comme les autres, consommable, paramétrable, jetable.

Wartin Pantois

Nouvelle gestion publique et négation de l'humanité

Dans le réseau de la santé et des services sociaux, les intervenants sont épuisés de ne pas avoir la latitude nécessaire pour œuvrer convenablement. Alors que fait rage et sévit le cadre de la Nouvelle gestion publique (NGP), l'humain est nié dans son essence même. La NGP [chouettes vidéos sur le sujet ici et ici] est ce mouvement néolibéral mondial de réformes des administrations publiques qui prétend augmenter l'efficacité et l'efficience, mais qui n'en finit plus de démontrer sa nuisance tragique. L'échec de la gestion Lean telle que mise de l'avant dans le Réseau, soit une application bête des principes Lean axés sur les mesures quantitatives de réduction des gaspillages, en est le plus triste exemple.

Sur le terrain, les problèmes sont sans appel : conditions de pratiques inacceptables, exigences insensées et dysfonctionnelles, ressources insuffisantes, surcharge de travail, désarticulation des valeurs et de la déontologie, individualisation des problématiques.

Faire toujours plus (avec moins) n'est pas toujours mieux. Sur le terrain, les problèmes sont sans appel : conditions de pratiques inacceptables, exigences insensées et dysfonctionnelles, ressources insuffisantes, surcharge de travail, désarticulation des valeurs et de la déontologie, individualisation des problématiques. Et tout ceci vient consacrer un recul majeur de la qualité des services à la population.[Pour approfondir sur les problématiques vécues par les intervenant(e)s, voir l'éclairant rapport du RÉCIFS et consulter cette page destinée aux témoignages de professionnel·le·s et technicien·ne·s de la santé et des services sociaux]

Détresse et épuisement professionnel

Cette idéologie gestionnaire (ou idéologie managériale) en marche vient instrumentaliser l'intervenant(e) « au service d'objectifs financiers, opératoires, techniques qui lui font perdre le sens de son action, jusqu'au sens de son existence », de souligner Vincent de Gaulejac. Car, ne soyons pas dupe, le « souci de mesurer la performance » et « la priorisation des principes d'efficience économique », de même que « l'imputabilité des acteurs », ne sont que des termes valises s'achetant une « respectabilité » pour mieux imposer du contrôle institutionnalisé et cadenasser toute tentative de faire son travail avec sens et cohérence. Faut-il rappeler qu'une statistique ne dit rien de l'intervention, de la qualité du lien, de l'écoute, de l'empathie, de la profondeur de ce qui se tisse. «Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément», affirmait Albert Einstein.

Par ailleurs, les dysfonctionnements et les maux de la société désormais transférés aux individus, les citoyens n'ont parfois pas d'autre option que de palier, de rentrer dans le rang, d'épouser les normes dictées, le tout en produisant des comportements dits normaux sous le joug de la performance. Inévitablement, sous les environnements sociaux et systèmes de domination, les failles psychologiques de l'individu se manifestent. La détresse et l'épuisement professionnel sont criants et démontrés.

À la trappe les maux civilisationnels, les maux culturels et les déterminants sociaux, en évacuant le « social », l'individu devient responsable d'une société malade. Il doit non seulement accommoder son environnement, mais prendre le blâme symbolique –et le stigmate psychologique- alors que tout fout le camp. Comme en témoignent les nombreux arrêts maladie au sein du Réseau.Et on s'empresse dans un flagrant déni de mettre la faute aux professionnels, poussant l'hypocrisie à dire qu'ils coûtent cher au Réseau. Pire, des cadres d'un CIUSSS en sont récemment venus à interpeller des médecins d'y penser à deux fois avant de signer un arrêt maladie à des professionnels de l'établissement. Une ingérence et une violence ordinaire comme une autre. Oui, tout va bien dans le monde de la « Cadrature ». Les commandements ne sont plus divins, ils sont technocrates et financiers. Dans L'Homme sans qualités de Robert Musil, il y a ce passage éloquent : «Dans tous les cerveaux s'est installé le désir d'être de plus en plus raisonnable, de rationaliser et de spécialiser toujours davantage notre vie, en même temps que l'impuissance à imaginer ce qu'il adviendra de nous lorsque nous aurons tout expliqué, analysé, standardisé, normalisé, tout transformé en machines. Cela ne peut continuer.»

Effets positifs induits par le respect de l'humain

Telle une ironie dévastatrice, c'est sur l'autel de l'efficacité/économie que ce cadre nous est vanté, alors qu'il en coûte énormément à la société et en regard du bien-être populationnel – tenter d'intervenir dans l'empressement sur des problématiques tangibles est une non-avenue en termes de dépenses publiques.

La mise sous pression, la bureaucratie outrancière, les coupes, les pseudo méthodes d'efficacité, n'aident point : cela éloigne, au contraire, de l'essentiel, de la relation, de l'aide véritable. Socialement et économiquement, il n'y a rien de plus « rentable » que des interventions porteuses, loin des protocoles aseptisés, de même que la prévention ; l'efficacité profonde se dévoile en prenant le temps nécessaire, en étant non-contraint, libre d'action. Quand il y a un respect des valeurs des professions et surtout un respect de l'humain dans sa singularité.

Quand il y a un respect des valeurs des professions et surtout un respect de l'humain dans sa singularité.

Ce cadre, imposé et érigé en système, nuit à l'intervention ; il limite et opprime l'expérience humaine. L'enjeu est universaliste et invite à s'émanciper d'un dispositif moral et psychologique aliénant, là où la technique remplace le jugement clinique et où les protocoles remplacent la créativité et le travail bien fait. Il y a ainsi de la beauté à sortir d'un cadre oppressant afin de retrouver l'éthique et le sens de nos pratiques. Face au désœuvrement, il y a du beau à être des hommes et femmes « révoltés », comme l'entendait Camus, à dire non au cadre.

* Ce blogue a été co-écrit avec Gilles Simard, pair-aidant en santé mentale, journaliste et auteur

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Pour aller plus loin: un intéressant reportage audio de Wartin Pantois donnant la parole à des intervenants :

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