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Pourquoi les victimes de violence conjugale ont peur de porter plainte

Les victimes de violence conjugale regrettent parfois d'avoir appelé la police, parce qu'elles se sentent abusée une deuxième fois par les enquêteurs.
Pixabay

Gravement blessée, Marie-France (un pseudonyme) s’était réfugiée chez son père pour prendre le temps de panser ses blessures et chercher des solutions pour sortir ses enfants et elle-même des griffes de son agresseur.

Son père a appelé la police, croyant l’aider. Mais Marie-France craignait qu’une intervention des policiers ne lui fasse perdre le contrôle sur une situation déjà chaotique.

Après ce qu’elle décrit comme des heures de «harcèlement et de menaces» de la part des enquêteurs, elle accepte d’autoriser la prise de photos de ses blessures et de faire une déclaration de trois heures sous serment et captée sur vidéo.

Par la suite, elle apprend par la police que sa contribution n’est plus nécessaire dans la poursuite de l’enquête. On lui explique que, par souci de son bien-être et pour éviter de lui faire revivre le drame une deuxième fois, on allait utiliser les preuves amassées pour «parler» en son nom.

En fait, c’est comme si on avait créé une victime «théorique» à partir de bribes de preuves en s’assurant que celle-ci soit plus docile et moins instable que la véritable victime. Marie-France demande alors à la police ce qui se passerait si elle changeait d’avis et voulait retirer sa plainte. Confirmant ses pires craintes, les policiers lui répondent que c’est impossible.

«Tout ce dont nous avons besoin ce sont les preuves», ont-il dit. «Nous avons ainsi une version de vous qui peut parler en votre nom au tribunal. Nous n’aurons pas besoin de votre présence».

Un deuxième trauma

Dans le cadre d’une étude, j’ai recueilli 50 témoignages de femmes qui ont collaboré à une enquête policière concernant des abus commis par leur conjoint. Mes recherches préliminaires m’ont permis de constater que leurs histoires ressemblent à celle de Marie-France. Beaucoup de femmes regrettent d’avoir porté plainte, une fois la police impliquée dans le dossier.

Les survivantes disent être passées d’une relation violente et contrôlante à une autre. Elles se sont mises à craindre que le système de justice ne fasse pire que ce que leur avait fait subir leur agresseur.

L’implication de l’État dans la vie des survivantes de violence conjugale peut avoir de graves répercussions sur l’accès au logement, la garde des enfants, les processus d’immigration et le statut professionnel. Pour les femmes violentées, la protection de l’État est une menace.

Dans le cas de Marie-France, la police l’a prévenue qu’elle pourrait être accusée de parjure et d’entrave à la justice si elle essayait (comme le font tant de survivantes pour des raisons complexes) de se rétracter ou de changer son témoignage. On lui a également dit que les organismes de protection de la jeunesse ne voyaient pas d’un bon œil les femmes qui tentaient de protéger leurs agresseurs, ce qu’elle a perçu comme une menace voilée.

Marie-France m’a raconté la perte de contrôle sur sa propre histoire et comment les images de ses blessures et les mots prononcés au cours de l’enquête l’ont réduite au silence, impuissante et dépouillée de son statut de victime.

Les réactions de la police

Les mouvements Black Lives Matter et Defund the Police ont montré que les réactions de la police en situation de crise sont souvent dangereuses pour les personnes racialisées, les Autochtones ainsi que pour les personnes souffrant de maladies mentales. Il faudrait ajouter les victimes de violence conjugale à cette liste.

Cette année, à l’occasion de la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, célébrée le 6 décembre en mémoire de la tuerie de l’École polytechnique de Montréal, certaines organisations ont souhaité attirer l’attention sur la violence conjugale.

Les réformes du système pénal de la fin des années 1980 et du début des années 1990 ont laissé place à des procédures judiciaires plus efficaces qui visent à collecter rapidement des éléments de preuve pour présenter la version la plus conforme possible aux événements.

Les personnes ayant subi des abus et de la violence conjugale disent se sentir de nouveau victimisées par la police.
Joshua Rawson Harris/Unsplash
Les personnes ayant subi des abus et de la violence conjugale disent se sentir de nouveau victimisées par la police.

Cette méthode peut sembler bienveillante, car elle vise à empêcher que les victimes ne revivent les abus une deuxième fois en témoignant. Mais les chercheurs soulèvent de sérieuses questions sur l’élimination de la participation des victimes aux poursuites pénales contre leur agresseur.

En remplacement, une «victime virtuelle» est créée à partir d’éléments d’information: photos des blessures infligées, vidéos des déclarations faites sous serment, journal intime, témoignages. Cette victime virtuelle, selon les autorités, remplace la victime réelle dans un but déclaré de faire en sorte que le système de justice pénale soit centré sur les victimes et réponde à leurs besoins.

Intimidation et menaces

Sophie (un pseudonyme) se souvient de la police faisant irruption dans son appartement alors que son petit ami était en train de l’agresser. Sophie avait refusé de coopérer avec les précédentes tentatives d’intervention de la police. Cette fois, la police l’a prévenue qu’elle allait recueillir des preuves «coûte que coûte».

Sophie décrit alors l’intimidation faite par la police. Elle soutient que les policiers lui ont dit qu’ils ne la laisseraient pas tranquille tant qu’elle n’aurait pas fourni les preuves demandées. Devant son refus, la police l’a arrêtée pour agression sur son partenaire et pour avoir résisté à son arrestation.

“Les femmes qui ont participé à ma recherche avaient l’impression que le système de justice reproduisait en fait la même dynamique de violence que celle dont elles tentaient de s’extirper.”

Quelques heures plus tard, au poste de police, sans nourriture, sans eau, sans accès à la toilette et sans pause, on a dit à Sophie qu’on lui retirerait les menottes si elle était «gentille» et qu’elle faisait ce que les enquêteurs lui demandaient. Sophie a estimé qu’elle n’avait d’autre choix que de faire une déclaration.

«La partie de la déclaration où vous me voyez dire que je fais cela de mon plein gré — c’est de la foutaise», dit-elle. «Hors caméra, c’était comme si j’avais le pistolet sur la tempe.»

Lorsque Sophie est retournée au poste de police quelques jours plus tard pour se rétracter, on l’a informée que toute tentative de faire rejeter sa déclaration pourrait entraîner une accusation de parjure et d’obstruction à la justice. De plus, elle risquait d’être placée en détention préventive et de perdre la garde de ses enfants.

Punies pour avoir coopéré

De façon générale, les victimes de violence conjugale hésitent à coopérer avec la police pour de bonnes raisons. Les histoires comme celles de Sophie et de Marie-France ne sont pas rares, selon mes premières recherches.

Certaines des femmes que j’ai interrogées ont perdu leur autorité parentale sous prétexte qu’elles ont failli à leur «devoir de protection» en exposant un enfant à la violence.

Des femmes disent craindre pour leurs enfants lorsqu’elles hésitent à coopérer avec la police.
Piqsels
Des femmes disent craindre pour leurs enfants lorsqu’elles hésitent à coopérer avec la police.

D’autres participantes à ma recherche ont été incarcérées parce qu’elles se sont défendues ou ont pris des mesures extrêmes pour se protéger, allant dans certains cas jusqu’à tuer leur agresseur, étant convaincues que le système ne les protégerait jamais.

Cela est particulièrement vrai pour les femmes autochtones, pauvres, racialisées ou toxicomanes, ainsi que pour les travailleuses du sexe, qui sont encore trop souvent considérées comme des victimes qui méritaient la violence qu’elles ont subie et ne devraient pas recevoir de protection ou de soins.

Promesses vides

La violence conjugale est souvent vécue par les victimes comme une lutte et une perte de contrôle. La justice centrée sur la victime promet de rétablir ce contrôle, mais l’expérience montre que c’est une promesse vide de sens.

Les femmes qui ont participé à ma recherche avaient l’impression que le système de justice reproduisait en fait la même dynamique de violence que celle dont elles tentaient de s’extirper.

Les méthodes de poursuites accélérées sont conçues à cet effet. Elles retirent tout pouvoir à la victime pour la suite des procédures. Une fois qu’une «réplique» de la victime est créée grâce à la collecte de preuves, la véritable victime se trouve réduite au silence ou détruite.

Contrairement à une victime en chair et en os, qui peut se désister, refuser de coopérer, se rétracter ou mentir au tribunal, la victime virtuelle se conforme et reste calme et objective. Elle est figée dans le temps, au moment de l’agression. Ses blessures ne guérissent jamais, ses larmes ne sèchent jamais et, surtout, elle ne contredit jamais la police et son propre témoignage.

Toute tentative de la victime réelle d’intervenir dans le processus une fois les preuves recueillies entraîne une nouvelle forme de victimisation. L’État possède en fait tous les outils nécessaires pour enlever du pouvoir aux personnes qu’il dit vouloir protéger.

Tant que ce phénomène ne sera pas reconnu et pris en compte, les femmes continueront à craindre la police autant que leur agresseur.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d’actualités à but non lucratif dédié au partage d’idées entre experts universitaires et grand public.

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