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Tu es chez toi ici, même si tu n'y crois plus

Une partie de la jeunesse ne trouve pas sa place au Québec et prévoit d'aller la faire ailleurs. Ce possible exode me peine et m'effraie quant à l'avenir de notre collectivité.
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«Je ne me suis jamais senti ici chez moi». Ces mots qui frappent et qui déchirent le cœur, je les ai entendus de nombreuses fois venus d’une diversité effarante de personnes dans les dernières années. Parfois, ils m’étaient murmurés telle une confidence arrachée, d’autres fois, c’était un cri du cœur qu’on me lançait en pleine face, avec force et douleur.

La première fois, c’était il y a quelques années déjà. C’est un professeur d’université émérite qui se confiait à moi, peiné. Lui qui avait passé plus de la moitié de sa vie au Québec, eu une carrière admirable, une immigration réussie, sur papier, venait de décider qu’il retournait chez lui et qu’il ne reviendrait pas. Avec lassitude, il me racontait que, même après toutes ces années, malgré son parcours enviable, sa réussite économique et les privilèges qui en découlaient, il souffrait de toujours se sentir... différent dans le regard des Québécois de souche.

À l’époque, je me rappelle avoir eu un mouvement de recul. J’étais peinée, je ne comprenais pas. En fait, je ne voulais pas comprendre comment quelqu’un à qui le Québec avait tant donné, et qui avait donné sans compter en retour, pouvait baisser les bras. Je me disais que c’était lâche de ne pas continuer à se battre pour faire sa place.

Je réalise aujourd’hui, que malgré mes déchirements identitaires, malgré le fait qu’on continue à relever ma différence, je ne pouvais pas comprendre. Ma couleur de peau plutôt claire, mon accent québécois et mon cv rempli d’expériences dans notre province m’assurent une place relativement confortable dans cette société. Ou du moins on ne remet pas quotidiennement en question mon appartenance à celle-ci. Ce n’est pas le cas pour beaucoup de jeunes racisés ou issus de parents immigrants et cette constatation, bien plus que de me peiner, m’effraie.

Je pense à tous ceux et celles qu’on est en train de perdre à force d’exclusions répétées et de barrières systémiques qu’on baisse si lentement et sans grande conviction. Je pense à l’impact de cette désaffiliation et non-affiliation sur la cohésion sociale, je me demande ce que ça veut dire qu’on ait autant de gens qui vivent ici et qui ne se sentent pas appartenir, qui ne se sentent pas légitimes d’appeler ici leur chez soi.

Je pense à ces existences en parallèle qu’on mène, ces sociétés autres qui s’organisent faute de trouver leur place dans la principale, je pense à combien de temps il faut pour que ces fissures sociales, ces fractures soient irréversibles. Je regarde avec angoisse ce qui se passe en France, une société scindée ou le dialogue semble de plus en plus compliqué, et je me dis qu’on est vraiment en train de l’échapper. J’ai peur.

Perdre la force de se battre

Mais pourquoi autant de jeunes racisés à qui je parle me disent vouloir partir, vers cet ailleurs qu’ils ne connaissent souvent pas, ou très peu? Parce qu’ils sont fatigués, tout simplement.

Un jeune homme ivoirien arrivé ici à 14 ans et ayant maintenant le double de cet âge, appelons le Seydou, me l’expliquait dans ces mots très simples: «en ce moment, je suis jeune, j’ai de la vigueur et de l’énergie pour me “battre” (sic: pour faire ma place), mais je ne me vois pas vivre ma vie comme ça en constante lutte.»

Seydou est brillant, il fait des études supérieures, il est articulé, dégage une grande bienveillance et une curiosité pour l’autre, est engagé dans son milieu... et lui aussi, on va le perdre. Il le dit avec résignation, dans quelques années il ira voir ailleurs, dans un pays probablement africain où la couleur de sa peau ne remettra pas en cause son potentiel, ses compétences et capacités, où la vie sera, il l’espère, un peu plus douce.

Safia, née de parents maghrébins à Montréal, abonde dans le même sens que Seydou. Comme lui, elle est brillante, une de ces jeunes qu’on rencontre et dont on se dit qu’elle va aller loin, accomplir de belles et grandes choses. Ces mots, «je ne me sens pas chez moi ici», elle me les a dits avec une certaine nonchalance, comme résolue. Encore là, je n’ai pas su quoi lui répondre, à part un banal: «ben oui, tu es chez toi aussi», qui devait manquer un peu de conviction face à un discours populaire de plus en plus assourdissant, qui lui crie bien souvent le contraire.

Entendons nous, ils sont minoritaires les gens qui clament haut et fort: «Non, ici ce n’est pas chez vous» aux personnes des diversités qui composent, qu’on le veuille ou non, le Québec d’aujourd’hui. Le rejet, celui qui fait qu’on se sent à part, exclu, est plus subtil.

“Il y a une violence certaine à sentir qu’on nous refuse le droit d’appartenir.”

C’est ne pas se voir, où se voir si peu dans les productions culturelles, se faire constamment ramener à sa différence par des gens intrusifs, sentir que dans les médias, sur les plateaux télé, dans les récits collectifs qu’on construit, on parle de soi, à sa place, avec parfois beaucoup de condescendance et d’ignorance. C’est faire face à des stéréotypes tenaces, sentir la méfiance dans le regard des autres, ne pas savoir quelle place prendre dans l’espace public, avoir de la difficulté à se trouver un emploi, un logement, etc.

La promesse d’un inconnu plus doux

Il y a une violence certaine à sentir qu’on nous refuse le droit d’appartenir. Surtout pour des jeunes, qui comme Safia sont nés et ont grandi ici et ont finalement bien peu de liens avec le pays d’origine de leurs parents. Si on leur refuse un chez soi ici, ils et elles sont en droit de se demander «alors c’est où chez nous?».

Ne pas trouver de réponse à cette question peut amener une certaine détresse, un sentiment de flotter dans le vide sans port d’attache rassurant. Certains jeunes me disent être en paix avec le fait de sentir qu’ils ne seront jamais à 100% chez eux, nulle part. Je trouve ça d’une tristesse et ça me peine de penser que le Québec, que j’aime, n’aura pas su être une terre d’accueil pour ces jeunes au bagage métissé.

“Je me demande sincèrement comment on va rattraper tous ces gens qu’on est en train d’échapper.”

Et ce qu’on est en train d’accepter comme société, c’est de creuser des blessures chez des gens qui sont aussi le Québec d’aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, et qu’on a aucune idée de la façon dont on va panser ces plaies ensuite.

Moi, personnellement, ça m’inquiète beaucoup. Comme jeune femme qui a passé la majorité de sa vie ici et qui souhaite que ça continue, je suis préoccupée par le devenir de cette société plurielle dont on se vante tant à l’étranger, mais dont on prend finalement si peu soin au quotidien.

Je me demande sincèrement comment on va rattraper tous ces gens qu’on est en train d’échapper. Tous ces jeunes extraordinaires issus de la diversité et qui envisagent de quitter, de partir vers l’inconnu, le pays de leurs parents, plutôt que de rester ici où ils se sentent trop différents.

Même avec un passeport canadien, même avec un accent québécois, même s’ils connaissent la Complainte du phoque en Alaska et qu’ils ont aimé détester Brad de «Dans une galaxie près de chez vous». On ne leur fait pas sentir qu’ils sont chez eux, ici.

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