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Je suis passée de «squeegee» à femme d’affaires

La rue a aiguisé mes forces, mes qualités, et ça m’a donné l’audace de croire en mon avenir.

Vous savez, être dans la rue n’est pas toujours une question de choix. Dans mon cas, ma mère m’a mise à la porte lorsque j’avais 14-15 ans, ne voulant pas m’émanciper légalement ni même m’endosser pour un logement.

Disons que des options... il n’y en avait pas des tonnes.

Rendue là, l’étendue de mes choix était limitée

J’ai donc fait plusieurs in and out dans la rue de 14-15 ans à presque 18 ans. Je me suis débrouillée pour vivre comme j’ai pu, j’ai quêté, fait du squeegee, vendu de la drogue pour payer ma consommation parce que... je consommais. Oui, j’ai eu de gros problèmes de consommation. Une chose en entraînant une autre, j’ai simplement essayé de survivre avec ce que j’avais.

Karine Bonneau (à gauche) quand elle était dans la rue
Karine Bonneau
Karine Bonneau (à gauche) quand elle était dans la rue

Pendant un bout, à l’occasion d’une désintox, j’ai fréquenté la Maison Jean Lapointe pour adolescents. À l’époque, ni mon père biologique ni ma mère n’ont voulu me donner une chance. C’est là que ma travailleuse sociale a fait pression pour m’envoyer ailleurs qu’enfermée dans un centre jeunesse, car elle savait que dans l’état d’esprit où j’étais, c’en aurait été fini pour moi. Elle avait raison. J’aurai probablement été un autre suicide passé sous silence, prise dans l’engrenage de l’État.

C’est là que Les Auberges du coeur interviennent. Elles m’ont ouvert leurs portes et accueillie avec bienveillance; j’avais alors autour de 16 ans. Contrairement aux centres jeunesse, les Auberges se distinguent en se rapprochant davantage d’une atmosphère de style maison que d’une espèce de prison où les jeunes sont plus considérés comme des numéros embarqués dans le système, ou associés à un dossier étiqueté «à problème». L’avantage de l’Auberge, c’est que c’est toujours les mêmes intervenants et le mode de vie qu’ils proposent nous rapproche de l’autonomie, mais «pratiquée» dans un contexte de type familial.

Facebook/Les Auberges du coeur

Mais dans tous les cas, peu importe où on se ramasse, quand on a affaire à un centre ou à des ressources d’aide, on côtoie toutes sortes de personnes... qu’elles soient brisées ou traumatisées, elles ont vécu toutes sortes de situations et sont en réaction face à ces dernières. Faire appel à ces ressources fait qu’on se retrouve à partager ces réalités avec les autres et à sortir de sa zone de confort parce qu’en fait, ça nous confronte à nous-mêmes.

Face à une croisée des chemins: l’heure des choix

Vous êtes-vous déjà retrouvé dans une situation où vous n’aviez pas le choix… de faire un choix? C’est à 17 ans que je me suis retrouvée face à une telle croisée des chemins. J’avais deux voies: soit je reste dans la rue ou soit je fais quelque chose de ma vie.

Je n’étais simplement plus capable de continuer ainsi. Je traînais un lourd bagage de vécu, mais sans jamais pouvoir me fier au soutien de ma famille… j’étais complètement livrée à moi-même à un jeune âge. Je me remettais continuellement en question et je me droguais tellement que ça me rendait littéralement malade physiquement.

C’est sous cet emballage qu’est arrivé mon deux minutes de lucidité. Quand j’ai voulu consommer à nouveau, mon corps m’a clairement fait savoir que ça ne passerait pas… Comme s’il me disait: «Écoute, fille, t’es plus capable d’en prendre, là». Ça m’a fait comprendre que je ne voulais pas passer ma vie comme ça, je ne veux pas être ça, je suis bien plus que ça. J’étais prise dans un cercle vicieux: je consomme parce je ne me sens pas bien, mais d’un autre côté, je ne suis plus bien à consommer non plus.

Après avoir fait le choix de me reprendre en main, j’ai emménagé avec mon copain. J’ai commencé à travailler, j’ai fait du body piercing durant quelques années, mais faire ce métier et arrêter de consommer, c’est pas facile! Alors j’ai décidé de retourner sur les bancs d’école et d’étudier pour être assistante dentaire, mais en même temps, j’ai dû finir mon secondaire et travailler dans une poissonnerie pour subvenir à mes besoins. Ç’a été une période vraiment difficile, mais qui a eu l’effet d’un gros coup de pied au c**!

Il était temps que j’agisse. J’étais très déterminée, parce que je voulais être plus qu’une personne «en réaction», je ne voulais pas gâcher ma vie avec ce mécanisme de défense; j’avais l’intuition que vivre... c’était plus que ça.

Livrée à soi-même: apprendre à se construire dans la rue

Tu côtoies des gens marginaux dans la rue, comme des punks; ils sont intelligents et allumés dans ce milieu-là. Vivre hors marge donne de la perspective et montre à quel point la route censée être tracée pour tout le monde, bien, elle peut ne PAS convenir à tous... pis ce n’est pas tout le monde qui a la chance d’être dessus non plus. J’en ai compris que mon idéal, je peux le devenir: que tu prennes le chemin tracé par la société ou celui en marge, quitte à l’inventer, l’important, c’est de se mettre dessus!

De prime abord, j’étais pourtant une enfant qui souffrait en silence, je ne parlais pas vraiment de ce que je vivais, j’étais une introvertie… j’déplaçais pas d’air; si j’étais quelque part, on ne me voyait pas.

C’est sûr que j’ai dû développer mon caractère. Si tu t’écrases, tu ne survis juste pas dans ce monde-là. Tu n’as pas le choix d’apprendre à t’affirmer, tu ne veux laisser personne parler à ta place. Dans la rue, t’es confronté à toutes sortes d’individus, dont certains avec une forte personnalité. Ils m’ont fait découvrir une autre forme de respect: peu importe d’où tu viens et qui tu es… tu es quelqu’un et tu la mérites, ta place.

Veux, veux pas, tout ça m’a fait développer une combativité; je me suis endurcie et ça fait en sorte qu’aujourd’hui, je sais ce que je veux et je sais ce que je ne veux plus. C’est ça qui m’a servi de tremplin: la rue a aiguisé mes forces, mes qualités, et ça m’a donné l’audace de croire en mon avenir.

De la détermination, simplement

Tout est une question de détermination. C’est se dire: «Écoute, moi, c’est ce que je veux, c’est ce que je vais faire; pis peu importe ce qui arrive, c’est ce que je vais faire», tout simplement.

C’est ce qui s’est passé à chaque étape de ma vie où j’ai eu d’importants choix à faire. Ce n’est jamais facile, mais sinon, t’as quoi? D’un côté, tu prends la facilité pis tu t’enfuis dans quelque chose de pas nécessairement sain, ou bien tu lèves ton menton, tu serres les poings pis tu fonces!

Dans la rue, c’est la même chose. Soit tu y restes (dans tous les sens du terme), soit tu décides d’avancer. Ma détermination, je l’ai mise au défi chaque fois que j’ai touché le fond… c’est elle qui m’a permis de me relever. Elle m’est restée, aussi forte, dans tous les aspects de ma vie. Par exemple, j’ai voulu terminer mes études: je l’ai fait. J’ai voulu travailler en chirurgie: je l’ai fait. Créer mon entreprise, check!

Pour être honnête, j’étais sans doute en rébellion face à ce que j’ai vécu plus jeune. La détermination, c’est aussi un état d’esprit dans lequel t’es prêt à défoncer les barrières et à briser les croyances. Quand tu te fais dire «Tu ne mérites pas d’être sur la Terre», «Tu n’étais pas censée être là!» ou «T’en vaux pas la peine»... on te fait clairement sentir que tu es une erreur. Oui, ça se peut que mon attitude soit un pied de nez à tous ceux qui m’ont tenu pareil discours. Ça aura eu le mérite de faire sortir le meilleur de moi parce que je me suis dit: «Je vais leur prouver quatre fois plus à quel point ils ont tort...»

Voilà la plus grande leçon que j’ai retenue de la rue: quand tu es livrée à toi-même, tu apprends à te débrouiller et à survivre par toi-même. Tu n’as juste pas le luxe d’avoir des attentes envers qui que ce soit. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre? Je suis le meilleur cheval de l’écurie pour avancer et pour obtenir ce que je veux. Le résultat ne dépend que de moi, et ça, j’en avais pleinement conscience. Dans le fond, tout ce que ça prend c’est que tu te donnes l’idée, tu te mets des oeillères pour rester fixé sur l’objectif, pis tu le fais. POINT.

Mon idée: créer mon entreprise pour soigner ma fille (et l’humain)

J’ai toujours aimé cuisiner, mais j’ai dû tout réapprendre quand ma plus jeune a été diagnostiquée polyallergique à six mois. J’ai dû redécouvrir ma passion sans passer par les normes habituelles, ç’a été tout un défi! Je me suis rendu compte qu’il n’y a pas qu’une seule manière de cuisiner: plusieurs ingrédients peuvent être adaptés pour créer des variations de recettes et arriver au même résultat délicieux.

Karine Bonneau est allée présenter son entreprise Sainte-Saucisse à l'émission Dans l'oeil du dragon.
Karine Bonneau
Karine Bonneau est allée présenter son entreprise Sainte-Saucisse à l'émission Dans l'oeil du dragon.

Je vais être honnête: j’ai lancé mon entreprise sur un coup de tête, avec l’aide de mon mari. On a imaginé et concrétisé le projet ensemble, sans recevoir d’aide d’aucune sorte, c’est donc très artisanal. J’ai trouvé une petite brèche dans le marché, dans laquelle je me suis faufilée.

Puisque les saucisses sont souvent associées à quelque chose de pas très santé, bien moi j’ai voulu prouver le contraire en créant un produit sain qui goûte bon. Quand j’ai vu que les gens me donnaient un bon feedback après y avoir goûté, ça m’a encouragée à continuer à développer le produit.

Mon passage à Dans l’oeil du dragon a donné une visibilité incroyable à mon entreprise et je suis particulièrement contente que des gens se soient identifiés au message social. Ce sont deux belles victoires, parce qu’être entrepreneur, c’est une chose, mais on est des humains avant tout. Je n’ai pas démarré ma business Sainte Saucisse en 2015 pour être multimillionnaire, mais bien pour aider les gens; alors si en plus mon parcours me permet de le faire, je suis gagnante sur tous les points.

La volonté de redonner

Les Auberges du coeur m’ont aidée vers le milieu de mon parcours dans la rue. Si je me souviens bien, c’est ma travailleuse sociale qui m’en avait parlé. Après avoir quitté définitivement la rue, je ne les ai plus revus des années durant. Pourtant, à ce moment-ci de ma vie, c’est à eux que je souhaite redonner.

Malheureusement, des jeunes qui souffrent, il y en a tellement! Je trouve que c’est un sujet tabou, on dirait que ce n’est jamais le problème de personne. Ces jeunes-là ont besoin d’aide et je vais utiliser ma tribune pour leur faire du bien. On ne sait jamais où ça peut nous mener… auront-ils plus de subventions, plus d’aide pour leurs besoins psychologiques ou physiques? Peu importe ce dont ils ont besoin pour être encadrés.

J’espère avoir une longue collaboration avec les Auberges du coeur, je souhaite vraiment pouvoir faire la différence pour les jeunes en difficulté et contribuer à répondre à leurs besoins. C’est pas parce que je suis sortie de la rue, qu’on s’est fait une famille et que j’ai créé mon entreprise que c’en est terminé pour moi.

La vie va toujours continuer à m’envoyer son lot d’épreuves, à me tester. Le cheminement que j’ai amorcé plus jeune, je vais le poursuivre toute ma vie. Je ne me sens pas complètement détachée de mon passé, comme s’il était resté figé derrière moi. Encore aujourd’hui, je vis des séquelles de ce passé dans mon quotidien. Ça n’existe pas, une baguette magique qui fait que BING! tu vas bien et la vie devient belle tout d’un coup. Ce que tu vis étant jeune laisse des marques profondes. Toute ta vie, tu vas apprendre à les apaiser et à les apprivoiser. Redonner aux autres est le meilleur moyen d’y arriver parce qu’on les comprend...

*Les propos de ce témoignage ont été recueillis par le HuffPost Québec et retranscrits à la première personne.

Karine Bonneau participera le 18 juin à un événement à Montréal dans le but d’amasser des fonds pour venir en aide aux Auberges du cœur. En échange d’un don de 10$ (ou plus), vous obtiendrez un repas qui permettra à des milliers de jeunes de 12 à 30 ans qui vivent dans la rue ou qui évoluent dans des conditions de vie extrêmement précaires de se reconstruire et d’entrevoir un avenir meilleur.

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