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Le suicide ou l'expression de la liberté ultime?

De nombreux intellectuels ont toléré, accepté voire promu l'idée du suicide comme l'expression de notre liberté de choisir le jour, l'heure et le lieu de notre fin et de nous éviter ainsi de poursuivre une existence dont les perspectives peuvent nous sembler misérables. Pourtant, cette idée quelque part rassurante n'est pas vraiment soutenue par les résultats de nombreuses études scientifiques et les connaissances médicales actuelles.
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Le suicide comme choix personnel réfléchi qui s'offre à chacun d'entre nous lorsque nous faisons face à un problème existentiel sérieux est un débat philosophique ancien. À cette question, de nombreux intellectuels ont toléré, accepté voire promu l'idée du suicide comme l'expression de notre liberté de choisir le jour, l'heure et le lieu de notre fin et de nous éviter ainsi de poursuivre une existence dont les perspectives peuvent nous sembler misérables.

Pourtant, cette idée quelque part rassurante n'est pas vraiment soutenue par les résultats de nombreuses études scientifiques et les connaissances médicales actuelles. Je développerai ici quatre arguments qui vont à l'encontre de l'idée du suicide en tant qu'acte de liberté.

1) Le suicide emporte 800 000 personnes (probablement plus) par an dans le monde soit plus que toutes les guerres, homicides et crimes réunis. Cela fait beaucoup de monde. Dans le même temps, cela représente dans beaucoup de pays moins de 20 cas pour 100 000 habitants (Canada en 2011 : 10.8, selon Statistique Canada) soit moins de 0.02% de la population totale chaque année. Si l'on considère que beaucoup d'entre nous vont devoir un jour faire face à un divorce déchirant, une perte d'emploi après des années de bons et loyaux services, le risque de se retrouver dans la rue après des difficultés financières, la mort d'un proche tant aimé, la mort d'un enfant, un cancer ou une maladie douloureuse, comment ne pas s'étonner qu'il n'y ait pas plus de suicides?

De fait, le taux de suicide est à un niveau le plus bas dans la plupart des pays pauvres, ces pays où l'espoir de jours meilleurs à l'abri de la famine, de la mortalité infantile, de la corruption, du travail pénible, des maladies infectieuses, de la violence, de la guerre, est lui aussi au plus bas. Certes, on peut y voir ici l'inefficacité du système de collecte de l'information de nombreux pays en développement, mais on peut aussi penser que le suicide n'y atteint pas pour autant des taux réels très élevés comme devrait le laisser entendre une lecture du fait suicidaire par l'unique prisme d'une réponse directe à l'adversité. Si le suicide est une liberté offerte à tous, c'est une liberté que ne choisit pas la majorité des gens qui souffrent dans le monde. La raison est que le suicide est bien plus qu'un simple choix à notre disposition.

2) Les études d'autopsie psychologique - méthode qui consiste à rechercher des informations sur les cas de suicide auprès des proches, des dossiers médicaux, des soignants - ont clairement montré des taux très élevés de maladie mentale chez ceux qui allaient se suicider, de l'ordre de plus de 90%, les 10% restant consistant souvent en des cas pour lesquels on a peu d'information. Et ceci est vrai dans des pays très différents entre eux. Les maladies mentales les plus souvent retrouvées sont la dépression majeure, l'abus d'alcool et de substances, les troubles de personnalité, la schizophrénie, ou l'anorexie mentale. Or, la maladie mentale se caractérise par l'atteinte des fonctions qui devraient nous permettre de prendre des décisions de manière éclairée (c'est-à-dire informée) et objective. La maladie mentale, ce sont des émotions intenses, notamment la tristesse majeure et le désespoir, la perte du plaisir, la douleur psychologique insupportable, le ralentissement psychomoteur ou l'agitation incontrôlable, les troubles de mémoire, de concentration et d'attention, les atteintes des fonctions instinctuelles (sommeil, appétit, libido), les altérations des relations interpersonnelles, de la paranoïa à la dépendance affective, les hallucinations auditives, etc. Donc, dans plus de 90% des cas, les personnes qui se sont suicidées vivaient plusieurs de ces symptômes au moment de choisir de mourir.

Même si on peut comprendre le désir d'y mettre fin (aux symptômes), on ne peut raisonnablement pas penser que le suicide procède d'un choix réalisé dans un état permettant la rationalité la plus grande que le sujet puisse connaitre. Bien entendu, vous pouvez objecter à cela que l'être humain en général, même quand il va bien, n'est pas très rationnel. Certes! Mais il peut l'être bien moins encore à certains moments de sa vie, par exemple durant une dépression. De fait, la crise suicidaire est un état de rupture d'avec l'équilibre mental antérieur, marqué par un ensemble de perturbations émotionnelles et cognitives, incluant notamment un important sentiment de douleur psychologique, une pensée faite de ruminations et d'obsessions, un profond sentiment de désespoir, et en fin de compte, l'émergence de l'idée que le suicide est la seule solution permettant la résolution de la crise. Comme l'écrit l'auteur Al Alvarez, qui a vécu cet état : « le suicide est un monde clos avec sa propre logique irrésistible ».

3) La crise, comme toutes les crises, passera, alors que le geste est lui trop souvent définitif. Dans le même temps, tout geste suicidaire est empreint d'une certaine ambivalence, entre le désir de vivre et celui de mourir, une balance qui fluctue. Un survivant qui avait sauté du Golden Gate Bridge à San Francisco se souvient avoir pensé alors qu'il était en l'air : « Qu'est ce que je viens de faire? Je ne veux pas mourir ». Un autre, qui s'y rendait, se souvient s'être dit: « Je vais marcher jusqu'au pont. Si une personne en chemin me sourit, je ne sauterai pas ». Cette ambivalence explique probablement en partie l'efficacité en terme de prévention du suicide des mesures limitant l'accès aux moyens létaux (barrières sur les ponts, limitation de l'accès aux armes à feu...). Quand on complique la réalisation de l'acte suicidaire, même chez les gens les plus décidés, on sauve des vies. Il faut croire que l'acte suicidaire n'est pas un acte naturel. Il nécessite un monstrueux effort pour lutter contre ces forces de vie qui portent notre espèce depuis si longtemps.

4) Si presque tous les cas de suicide surviennent durant une maladie mentale sévère, la majorité des personnes avec une maladie mentale sévère ne vont pas se suicider. C'est une bonne nouvelle. Moins de 10% d'entre elles le feront. C'est ce qui conduit actuellement les chercheurs à essayer de comprendre qui sont ces personnes, minoritaires donc, qui vont choisir la mort. Des travaux menés par mon groupe de recherche suggèrent que les personnes qui ont tenté de se suicider, même lorsqu'elles sont à distance de leur geste suicidaire et que la crise est passée, présentent plus de difficultés à faire des choix avantageux et ont tendance à aller vers les options les plus risquées, celles où l'on perd si on s'y attarde trop. Ceci a été mesuré avec des tests neuropsychologiques, et ces résultats ont été répliqués par plusieurs groupes dans le monde. Ces déficits sont particulièrement marqués chez ceux qui ont fait un geste plus violent (saut d'une hauteur, arme à feu, arme blanche...), une population à très haut risque de suicide ultérieur. D'autres chercheurs ont aussi montré que ces personnes ont plus de mal à imaginer des solutions adéquates à des problèmes que des personnes qui ont fait des dépressions, mais n'ont jamais tenté de se suicider. On retrouve donc chez les personnes à haut risque de suicide des traits cognitifs qui les conduisent à choisir les solutions les moins avantageuses pour elles-mêmes et à ne pas voir les solutions de rechange.

Je crois que ces données sont importantes à prendre en compte lorsqu'on discute du suicide sur un plan philosophique et existentiel, discussion par ailleurs nécessaire et saine dans une société moderne. Faire l'économie de ce que disent les faits, c'est risquer de privilégier la sécurité de l'idéologie ou de l'idée reçue et le lyrisme de la pensée bien formulée au détriment de la réalité, et conforter ainsi des milliers de futures victimes dans leur choix désespéré, celle d'une mort prématurée évitable.

Si vous pensez au suicide, parlez-en à vos proches ou votre médecin, ou contactez SOS-suicide au 1-800-595-5580, ou rendez-vous au service d'urgence psychiatrique le plus proche de chez vous.

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