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Pourquoi les femmes doivent se réapproprier leur colère

Chez les femmes, elle est encore associée à la folie, perçue comme négative et on leur demande de maîtriser cette émotion dès le plus jeune âge, contrairement aux hommes.
Dire non fait partie du réapprentissage de la colère chez les femmes.
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Dire non fait partie du réapprentissage de la colère chez les femmes.

FEMMES - Se mettre en colère. Être en colère, la comprendre, l’accepter, l’assumer. Tout cela est encore un apprentissage pour les femmes. Qu’importe si celle-ci est plus que légitime, si elle apparaît dans tous les domaines de la vie. Cette émotion, perçue comme négative, ne correspond pas à ce qui est attendu des femmes.

C’est l’avis de la journaliste Soraya Chemaly, autrice d’un livre très remarqué aux États-Unis “Le pouvoir de la colère chez les femmes”.

Il lui a fallu des années pour être capable ne serait-ce que de mettre des mots sur cette émotion. “Toute ma vie, on m’a fait comprendre que celle-ci était exagérée, biaisée et qu’elle me rendrait impolie et antipathique. Surtout en tant que fille, j’ai appris que la colère est une émotion qu’il est préférable de vouer au silence”, expliquait-elle lors d’une conférence TedX.

Selon elle, la colère des femmes est associée à la folie, à l’irrationalité, voire à l’hystérie. Dès le plus jeune âge, les petites filles apprennent à contrôler ou étouffer cette émotion ainsi qu’à préserver des apparences de calme et de sérénité. L’étouffement de ce ressenti a des conséquences politiques, psychologiques et intimes. Désormais, l’heure est venue d’apprendre à faire de nouveau sienne cette colère.

“J’ai souvent senti que si je me montrais sous les traits d’une "femme en colère" (parfois pour le simple fait de m’être exprimée à voix haute), je passerais pour hyperémotive, irrationnelle, "passionnelle", voire hystérique.”

- Soraya Chemaly

Soraya Chemaly s’appuie dans ce livre sur son ressenti, son expérience, mais aussi sur des études scientifiques et des avis d’experts. C’est un essai en même temps qu’une histoire, la sienne mais aussi la nôtre, qu’elle raconte.

Les femmes “s’entendent dire qu’elles sont ‘folles’, ‘irrationnelles’, voire ‘diaboliques’ (...) J’ai souvent senti que si je me montrais sous les traits d’une ‘femme en colère’ (parfois pour le simple fait de m’être exprimée à voix haute), je passerais pour hyperémotive, irrationnelle, ‘passionnelle’, voire hystérique - en tout cas, pour une personne aux idées confuses, ‘pas objective’”, écrit-elle.

Tristesse, pessimisme, repli sur soi

La colère est aussi, souvent, associée chez les femmes à la tristesse, deux émotions pourtant fondamentalement différentes bien que l’une et l’autre puissent être ressenties en même temps. La journaliste s’appuie à ce sujet sur les travaux de Kirri Johnson, maîtresse de conférences en psychologie et techniques de communication à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA), qui écrit: “On trouve tout à fait normal que les hommes manifestent de la colère. On s’y attend. Mais quand les femmes éprouvent une émotion négative, elles, il faut que cela se manifeste par de la tristesse.”

L’un des problèmes en filigrane, c’est que la tristesse est souvent associée au pessimisme et au repli sur soi, quand la colère est liée à l’approche des autres et à l’optimisme. En colère, on veut faire entendre sa voix et bousculer les choses. Ce qui en fait un instrument de pouvoir.

Les femmes ont pourtant, dès l’enfance et l’adolescence, de très nombreuses raisons d’être en colère. Pour n’en citer que quelques-unes: le harcèlement sexuel, le harcèlement de rue, les abus et agressions, les discriminations à la maison comme au travail, les inégalités salariales, le sexisme ordinaire, toutes les attentes que la société place dans leurs corps. La liste est loin d’être exhaustive.

“Petites, on nous apprend moins à accepter ou gérer notre colère qu’à la redouter, la refouler, la dissimuler et la transformer.”

- Soraya Chemaly

Pour autant, la colère des femmes peine à s’exprimer. Comme souvent, il faut regarder du côté de l’éducation, de la socialisation, des stéréotypes genrés profondément ancrés dans la société pour réaliser que la colère est une émotion bien plus valorisée chez la gent masculine.

“Petites, on nous apprend moins à accepter ou gérer notre colère qu’à la redouter, la refouler, la dissimuler et la transformer”, souligne Soraya Chemaly. Elle est en revanche érigée en vertu chez les garçons: “elle autorise alors la disruption, le volume sonore, l’autorité, la vulgarité, l’agressivité et la domination physique”, poursuit-elle.

À force de s’entendre dire de rester calmes, sages et gentilles, les filles puis les femmes finissent par s’auto-censurer et, par suite, à perdre confiance en elles.

Outil politique

En outre, puisque la colère est associée à la folie, elles vont tout faire pour paraître rationnelles, ce qui signifie la plupart du temps garder le silence, d’une part, et ne jamais dire “non”, d’autre part. ”Être en colère, c’est le plus souvent dire ‘non’ dans un monde où les femmes sont conditionnées pour dire... tout sauf ‘non’”, affirme la journaliste.

Au-delà d’être personnelles, les conséquences de ce contrôle de la colère sont aussi politiques, dans le sens où la colère est un outil contre les injustices. Il faut considérer, explique Soraya Chemaly, le “transfert de la colère comme levier d’action des petites filles aux petits garçons et des femmes aux hommes, au niveau de l’individu mais aussi de la société. C’est sur ce transfert que repose le maintien du patriarcat et de la domination blanche. Si la colère reste l’émotion la moins acceptable chez les filles et les femmes, c’est qu’elle est leur première défense contre l’injustice”, affirme-t-elle.

“Une fille, une femme en colère dit: "Ce que je ressens, ce que je pense, ce que je dis, a de l’importance".”

- Soraya Chemaly

Dans son livre, Soraya Chemaly ne se contente pas de faire un état des lieux de la colère, aussi complet et passionnant qu’il soit. Elle propose également de changer de paradigme et d’apprendre à se réapproprier la colère, prendre conscience non seulement qu’elle est légitime, mais en plus qu’elle est une forme d’affirmation de soi.

“Que faire de toute cette rage?”, s’interroge-t-elle. La faire sienne. Pour ce faire, plusieurs pistes sont avancées: dégenrer les émotions, cultiver la conscience de soi, avoir le courage de déplaire, de dire non, de s’affirmer même si cela va à l’encontre de ce qui est attendu, être gentille, oui, mais par bienveillance et pas uniquement pour plaire, parler de sa colère, avec ses amis, mais surtout avec les petites filles. “Dire Je suis en colère, c’est le premier pas vers Écoutez-moi. Croyez-moi. Faites-moi confiance. Je sais. Une fille, une femme en colère dit: ‘Ce que je ressens, ce que je pense, ce que je dis, a de l’importance.’”

C’est d’une colère collective, en plus des révélations sur Harvey Weinstein, qu’est né le mouvement #MeToo. “Un des enseignements les plus surprenants et les plus révélateurs de la Marche des femmes et du mouvement #MeToo est qu’il a fallu beaucoup, beaucoup de femmes en colère pour faire réagir le grand public”, écrit Soraya Chemaly, regrettant que chaque colère individuelle peine encore à se faire entendre.

Une voix qui se fait de plus en plus entendre

Mais n’est-on pas en train de sentir le vent tourner? La colère de Greta Thunberg, qui agace ses plus coriaces détracteurs, n’en est-elle pas une preuve? A elle seule, la jeune militante suédoise semble capable de déplacer des montagnes. Depuis les “colères très saines” de Ségolène Royal en 2007, on avait peu vu une femme affirmer avec autant de force sa colère et en faire un outil politique, dans le cas de Greta Thunberg permettant de jouer sur la sensibilité des gens et leur faire prendre conscience de l’urgence climatique.

Cette semaine, c’est l’actrice Adèle Haenel qui a laissé parler sa colère en accusant le réalisateur français Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel. Une colère qui, disait-elle à Mediapart, s’est ravivée “de manière plus construite”. Qu’elle a non seulement exprimé en tant qu’émotion, mais aussi comme le vecteur d’une colère généralisée, vécue par tant d’autres femmes.

“Je suis vraiment en colère. Mais la question ce n’est pas tant moi, comment je survis ou pas à cela”, a-t-elle affirmé. “Je veux raconter un abus malheureusement banal, et dénoncer le système de silence et de complicité qui, derrière, rend cela possible.”

À en constater la portée de cette prise de parole à l’heure actuelle, il s’agit d’un parfait exemple du pouvoir de la réappropriation de la colère des femmes.

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