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Sans aucun doute, la perte de l’expertise enseignante est une hémorragie qu’aucune société qui se respecte ne saurait laisser saignante. Pourtant. Pourtant…
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Ainsi, les enseignants, nous parlons de faire la grève.

Moyen d’autant plus honni par ceux et celles parmi nous qui craignent toujours de manquer de temps pour aider leurs élèves, et ce pour un salaire parfois si dérisoire qu’on ne peut s’en passer.

Réalité tout aussi compréhensible que paralysante.

Si l’on s’accorde néanmoins sur la nature aliénante de nos conditions de travail, il me semble alors que le meilleur moyen d’éviter la grève reste d’adopter une véritable posture. Tous autant que nous sommes. Afin de défendre quotidiennement notre travail et notre professionnalisme. Syndicalement si nécessaire. De savoir au fond juger de ce qui peut nous être reproché honnêtement, au regard de la complexité de notre travail et des engagements que nous prenons, non pas seulement à l’égard de notre employeur, mais surtout à l’égard de chacun de nos élèves. C’est d’oser prétendre à ce que nous valons pour la société.

Pour y arriver, il faut non pas se juger sur la base de nos imperfections - toujours proportionnelles à la pression que nous subissons - mais sur la base de ce qu’on sait de notre dévouement. Ce dévouement nous donne de la valeur. Quelle est-elle?

Du coup, il y a un moment où, professionnellement, éthiquement, il faut savoir dire non.

Nous nous le devons, comme nous le devons à la population. On ne peut continuer sachant que l’on en est réduit à ne faire que la moitié de ce que nous sommes sensés faire, sous le prétexte de devoir en faire toujours plus. La qualité ne saurait être sacrifiée plus longtemps au nom de la quantité. Ce que demande d’énergie un groupe varie dramatiquement de par sa composition, aussi bien en classe qu’à l’extérieur, sans pour autant que l’on ait davantage de temps à y consacrer. Notre attention est forcément limitée, alors que le temps nécessaire augmente indéfiniment. Faire fi de cette réalité ne relève certainement pas d’une saine gestion de l’éducation.

De même, c’est une perte d’expertise inconcevable que tous ces enseignants qui quittent le métier précocement, ou même temporairement. C’est le système au complet qui en souffre, en particulier les milieux les plus difficiles, les plus demandants. D’une part, la pression aboutit inévitablement sur les profs restants, que l’on épuise à leur tour. D’autre part, l’expérience disparue facilitera l’implantation de pseudo réformes, manoeuvres souvent séduisantes de standardisation pédagogique par lesquelles, magiquement, on veut que nous adaptions notre enseignement à chacun, tout en appliquant des recettes probantes d’apprentissage uniformisé.

Sans aucun doute, la perte de l’expertise enseignante est une hémorragie qu’aucune société qui se respecte ne saurait laisser saignante.

Pourtant. Pourtant…

La gestion de la crise actuelle démontre encore plus à quel point le ministère de l’Éducation, surtout tel qu’il est chapeauté par le gouvernement actuel, est mal placé pour négocier nos conditions de travail. Encore et toujours, il semble carrément nier - ou ne pas comprendre - la réalité de ses enseignants. Ceux-là même «qui connaissent les élèves par leur nom.»

Soyons de bonne foi et supposons que l’ensemble des gestionnaires du réseau soient encore capables de lui faire un portrait honnête de notre quotidien. Mettons du même coup que les chiffres concernant la pénurie - et le nombre d’enseignants non qualifiés engagés - parlent d’eux-mêmes. Alors les dernières offres patronales ne sont que le fruit d’un déni total, camouflé d’hypocrisie dégoulinante sur le bien-être des élèves, et certainement motivé par une logique néolibérale tout aussi déshumanisée que pouvait l’être celle des libéraux.

La réalité indéniable, c’est que le réseau public dans son ensemble est soumis depuis des années à une pression si insensée qu’il faille, pour en limiter les conséquences, lui prévoir une sortie de secours pour les familles qui en ont les moyens.

Les enseignants, dans tout ça, par leur devoir de loyauté, se retrouvent contre leur gré les complices d’un foutoir pas possible dont ils sont les seuls à constater clairement les effets. Ils les mesurent même. Ils les ressentent. Souvent jusqu’au milieu de la nuit.

Car oui, ils les connaissent par leur nom. Et subissent pour eux toute une violence organisationnelle, une véritable détresse éthique. Faute de ressources et de temps, ils songent aux inévitables sacrifices: dans leur programme, avec leur famille, ou parmi leurs élèves. Un délestage plus discret, mais non moins tragique. Car ici aussi des destins sont brisés.

Toujours, donc, cette pression malsaine, celle de faire comme si de rien n’était, d’en faire un peu plus, toujours un peu plus, pour masquer ce qui n’est plus qu’un secret de polichinelle: le système scolaire québécois est dépassé.

Pas par l’actuelle pandémie.

Par son propre rôle. Par sa propre mission.

De par son propre mode de fonctionnement.

Qui repose économiquement sur la «vocation» de ses enseignants. Qui soumet l’ensemble de ses établissements à une compétition déloyale. Qui reproduit plus d’inégalités qu’il n’en efface. Qui interprète ses résultats pour se convaincre de son efficacité. Qui n’entretient pas ses écoles. Qui déshumanise la pratique d’enseigner en enlevant au professeur le temps dont il a besoin pour accompagner ses élèves.

Dans ce contexte, la réussite éducative se résume à un concept fumeux, à la limite une direction vers laquelle on se garde bien de préciser à quelle vitesse on avancera.

“Il ne manque pas d’enseignants dévoués au Québec. Non. Le jour ou le gouvernement reconnaitra dignement leur professionnalisme, peut-être que beaucoup reviendront.”

L’attitude du gouvernement dans les négociations actuelles est un très mauvais signe pour l’avenir de l’éducation au Québec. Elle nous démontre, une fois de plus, que la reconnaissance du travail des enseignants sera toujours limitée aux beaux discours de l’opposition, au mieux à de vaines promesses électorales. Qu’une fois au pouvoir, l’éducation est réduite à un investissement d’autant moins rentable politiquement que ses effets immédiats sont invisibles, et que l’abnégation enseignante a toujours comblé à moindres coûts les lacunes de l’irresponsabilité gouvernementale.

Si les enseignants ne s’y opposent pas, qui le fera? C’est l’avenir d’une profession fondamentale qui est en jeu. S’il faut faire preuve de posture, 10, 15, 20 jours de grève seront nettement moins dommageables pour l’avenir des élèves que ne le sont les conditions de travail actuelles, que propose pourtant d’empirer le gouvernement.

C’est là, au comble de l’absurdité, qu’il achève de perdre toute sa crédibilité: en refusant de comprendre les causes de la pénurie qui afflige actuellement le réseau.

Il ne manque pas d’enseignants dévoués au Québec. Non. Le jour ou le gouvernement reconnaitra dignement leur professionnalisme, peut-être que beaucoup reviendront.

Pour cela, la prochaine convention collective devra être telle qu’au lieu d’inciter à partir, elle devrait encourager à revenir.

Tant que le gouvernement refusera ce paradigme pourtant évident, il restera non seulement incapable de réparer les erreurs des 20 dernières années, mais verra certainement la situation de l’école québécoise se détériorer davantage.

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