Je dois te congédier parce qu'Alexandre Taillefer, les syndicats et l'IRIS ont gagné

30 août 2019

Salut Marie-Ève,

Je ne sais pas trop comment t'annoncer la nouvelle. J'ai tourné ça des centaines de fois dans ma tête, j'ai essayé de trouver le courage pour t'en parler en te regardant dans les yeux. C'est trop difficile, je te l'écris pour ne pas flancher.

Je dois te congédier parce qu'Alexandre Taillefer, les syndicats et l'IRIS ont gagné.

Ça me fend le cœur, mais je n'ai pas les moyens de te garder sur la liste de paie. Depuis des mois et des mois, je vois le débat public sur le salaire minimum à 15 $ et je n'en dors plus. Comment j'allais tous vous payer un salaire si élevé, du jour au lendemain, sans faire faillite ? Tu le sais mieux que moi, puisqu'on travaille ensemble depuis sept ans et que je te dis tout : la marge de profit de l'entreprise est trop mince pour absorber ce choc.

Au départ, j'ai cru que je pourrais vivre avec la hausse. J'ai négocié au maximum les ententes avec nos fournisseurs. J'ai haussé les prix dans le menu. J'ai congédié le plongeur et depuis, les cuisiniers font des quarts de 12 heures pour le remplacer en fin de journée. J'ai coupé mon salaire pour tenter d'équilibrer le budget. Il n'y avait rien à faire et j'ai perdu espoir. Si seulement la Caisse de dépôt et Investissement Québec volaient aussi au secours des gens comme moi, je n'aurais pas à écrire encore cinq autres lettres comme celle-ci aujourd'hui.

Ton poste sera remplacé par un bidule électronique que les clients utiliseront pour commander leurs assiettes. Ça a coûté 27 500$ pour moderniser les opérations, mais ce sera rentable à moyen terme. J'ai eu l'idée quand McDonald's, Wal-Mart et Provigo ont fait la même chose. Tu te souviens, ça avait fait scandale dans les journaux à l'époque, mais finalement ils avaient peut-être raison.

Je pensais que Martin Coiteux et Carlos Leitao auraient compris, eux qui sont supposément des as de la finance et de l'industrie.

En coupant les postes au service et à la plonge, j'ai réussi à limiter l'augmentation du prix moyen du menu à seulement 17%. J'espère que les clients comprendront et continueront de dépenser dans notre commerce.

J'ai peur, Marie-Ève. J'ai peur de tout perdre. Ce restaurant, c'est toute ma vie.

Je ne sais pas comment t'expliquer ce que je ressens. Ton plus vieux vient de commencer le cégep et ses difficultés d'apprentissage te coutent les yeux de la tête. Ta fille pouvait aider la famille, mais quand tu m'as dit qu'elle a perdu son emploi à l'épicerie parce qu'ils ont eux aussi tout automatisé, les bras me sont tombés. Je souhaite que ton mari réussisse à trouver un emploi plus payant, comme il espère depuis des années. Il gagnait le salaire québécois moyen de 45 000$ quand tu m'en as parlé la dernière fois, il fait partie de ceux qui devront encaisser les hausses de prix sans recevoir d'augmentation de salaire en échange.

Je pensais que Martin Coiteux et Carlos Leitao auraient compris, eux qui sont supposément des as de la finance et de l'industrie. Je ferais tout pour revenir en arrière et continuer d'employer toute la gang au salaire qu'ils avaient négocié avec moi. Qu'en dira Taillefer sur l'équité et les grands combats du 21e siècle? Ce sont des gens comme moi qui doivent boucler le budget et faire les choix difficiles pour s'adapter. Si seulement il savait...

Je t'adore. On a vécu tant de choses ensemble dans ce milieu exigeant et ingrat. Tu auras toujours ta place au commerce, mais ce sera maintenant comme visiteuse. J'espère que tu comprendras.

Pardonne-moi.

Ton ex-patron, David

LIRE AUSSI SUR LES BLOGUES
>Lettre à Marie-Ève qui perdra son emploi à cause d'Alexandre Taillefer - Eric Beaudry
>Le salaire minimum ou l'arrogance des riches - Manon Massé
>Salaire minimum à 15$: une fausse bonne idée - Jasmin Guénette

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST