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De la distinction entre journaliste et historien: retour sur l'Affaire Jutra

Depuis les premières entrevues accordées par Lever en début de semaine dernière sur ces révélations, un second procès populaire fut déclenché en marge de celui de Jutra. Celui de l'auteur.
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La révélation de la pédophilie du cinéaste Claude Jutra dans sa toute récente (et première!) biographie rédigée par l'historien et critique de cinéma Yves Lever, publiée mardi dernier aux éditions Boréal, a créé, avec raison, une véritable secousse médiatique.

Découvrir une telle part non pas d'ombre, mais de mal chez un de nos plus illustres magiciens du grand écran a de quoi surprendre, inquiéter, dégouter...

Depuis les premières entrevues accordées par Lever en début de semaine dernière sur ces révélations, un second procès populaire fut déclenché en marge de celui de Jutra. Celui de l'auteur. On peut comprendre.

Affirmer une telle chose n'est pas sans conséquence, on se l'imagine bien. Surtout face à un géant comme Jutra. Cet illustre cinéaste, figure emblématique du septième art québécois. Le génie derrière Mon oncle Antoine! Un pédophile?

Face à une telle bombe, oubliez la possibilité de discuter d'autre chose dans ce livre. Une biographie de plus de 300 pages, un travail remarquable de recherche et d'analyse réduit à seulement quatre feuilles. On peut imaginer la déception de l'auteur...

Pourquoi y avoir consacré seulement quatre pages, M. Lever? Avez-vous des preuves solides? Seulement cinq, voire six témoignages? De témoins indirects? Pourquoi ne pas avoir cité plus longuement les dires de ces témoins? On doit vous croire sur parole? Pourquoi n'avez-vous pas fait preuve de plus de prudence dans ce dossier? L'utilisation de la forme conditionnelle peut-être? Peut-on consulter ces soi-disant preuves? Aucun témoin direct? Vraiment?

Il est rare qu'un(e) historien(ne) ait à défendre son travail face à un tel antagonisme public.

Pour toute réponse, Lever y est allé d'une justification qui en a laissé plus d'un dubitatif, insatisfait, indigné, voire vindicatif. L'auteur n'a pas souhaité s'étendre sur la question dans son ouvrage, a-t-il dit sur les tribunes, puisqu'il ne s'agissait pas là d'un essai sur la pédophilie de Jutra, mais plutôt d'une biographie visant à déconstruire le mythe derrière l'homme et sa carrière. Sa pédophilie venant purement et simplement s'articuler telle une pièce parmi tant d'autres dans un casse-tête narratif permettant d'expliquer et de comprendre son œuvre.

Explication bien mince au cœur de l'arène médiatique.

Sauf que.

Le problème avec cette justification est qu'elle ne saurait être plus vraie et pertinente.

En effet, toute cette dimension des preuves (quantité, contexte, contenu) liées à la découverte de la pédophilie de Jutra cache une méconnaissance du travail de l'historien(ne). Surtout, de la distinction entre le travail du journaliste et celui de l'historien(ne). Je m'explique.

A priori, on serait porté à croire que les deux professions sont à peu près synonymes. Tous deux enquêteurs à la recherche de la vérité, il n'y aurait que leur territoire respectif qui diffère: l'historien scrute le passé, alors que le journaliste investit le présent. C'est une explication qui se défend assez bien. Or, il y a une nuance fondamentale.

L'historien(ne) travaille sur le passé, sur les traces disponibles de ce passé (documents, objets, témoignages), non pas dans le but de le révéler, mais bien d'en proposer une interprétation à partir d'une question de recherche préalable. Cette question (ou problématique) est évidemment subjective. Elle est le produit de l'historien(ne) qui la formule. À cet égard, elle est une résultante tant de la personnalité, des champs d'intérêt, voire de l'identité de l'historien(ne), que des intuitions apportées par la littérature scientifique sur le sujet (historiographie).

Cette question que l'historien pose aux sources qu'il consulte ne peut qu'être contemporaine, mais elle ne se justifie pas pour autant par la nécessité du présent. Bien sûr, la méthodologie historique, qui encadre toute la démarche, vient objectiver le portrait. L'historien doit justifier les choix qu'il pose: les sources consultées, l'approche privilégiée, etc.

Mais en définitive, l'historien s'intéresse à ce passé non pas pour le justifier dans le présent. Il s'y intéresse pour lui-même. Le passé qui se satisfait à lui-même. Autrement dit, l'histoire est une fin en soi. Une fin qui est, cela dit, insaisissable. L'historien(ne) ne pourra jamais que proposer une interprétation de l'histoire, laquelle pourra être contestée, invalidée ou encore complémentée par d'autres études éventuelles.

Le journaliste, quant à lui, travaille sur le présent, sur les traces disponibles de ce présent (qui peuvent d'ailleurs se trouver dans le passé), à partir d'enjeux contemporains, dans le but révéler objectivement une situation, de présenter des faits. Selon le site Web de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ):

le journaliste est avant tout un témoin qui rapporte le plus fidèlement possible les faits importants de la vie de notre société. [...] Dans la tradition du journalisme nord-américain qui est la nôtre, le journaliste est embauché pour rendre compte des faits, pas pour les commenter, sauf dans certaines fonctions précises: les éditorialistes et les chroniqueurs principalement, ou encore dans certains types de journalisme comme le journalisme culturel.

Acteur incarné du quatrième pouvoir en démocratie, le journaliste fait partie de l'espace public.

Il s'agit là d'aspects fondamentaux de la distinction entre les deux professions. Le journalisme est obligatoirement une profession publique et il trouve sa légitimité dans la structure même de notre système politique. Pas l'historien.

On ne peut donc pas évaluer son travail selon le prisme de la méthode journalistique, comme le fait le directeur du Devoir dans son éditorial du 18 février. Myles condamne sans équivoque l'auteur, qu'il qualifie ni plus ni moins de lâche lorsqu'il écrit: «En quelques jours, La Presse+ a fait preuve de la rigueur et du courage qui ont manqué à l'auteur Yves Lever et à son éditeur, en donnant la parole à une victime présumée du réalisateur.» Il poursuit: «Voilà le fardeau de preuve qui manquait dans la biographie de M. Lever pour enfin passer à l'action.»

C'est là un véritable procès en déontologie journalistique que l'on adresse à Lever, alors qu'il n'est pas journaliste!

L'historien est plus souvent qu'autrement un acteur de l'ombre, au contraire du journaliste. Peut-on le lui reprocher? Patrick Lagacé de La Presse ne s'en prive certes pas. Dans sa dernière chronique (18 février), il écrit: «Parce qu'on n'avait que des bribes d'information [sur l'Affaire Jutra], lancées par un auteur inconnu au bataillon de l'enquête historique.»

Effectivement, Yves Lever est (probablement) inconnu du grand public. Or, spécialiste du cinéma québécois, il cumule, dans son CV de publications, plus d'une quinzaine d'ouvrages historiques et académiques et plusieurs articles scientifiques sur l'histoire du cinéma. Un inconnu du public, certes, mais pas au sein des cercles historiens. Il ne s'agit pas non plus d'un amateur d'histoire (on dirait alors un «historien patenté»). Et il ne fait pas exception. C'est que l'historien académique et professionnel est presque toujours inconnu du grand public, sauf quelques-uns plus engagés dans l'espace médiatique (Jean-François Nadeau, Laurent Turcot et Éric Bédard, pour ne nommer que ceux-là). L'historien n'est pas contraint de prendre cette place, même si c'est souhaitable (voilà un autre débat d'ailleurs).

Le journaliste, en revanche, ça fait partie de son travail. Un journaliste qui ne s'inscrit pas dans l'espace médiatique d'une façon ou d'une autre... aussi bien dire qu'il n'a pas véritablement compris le sens du métier.

Par ailleurs, l'interprétation a très peu de place dans le travail du journaliste. Si l'historien peut suggérer des pistes pour boucher certains trous dans l'histoire qu'il raconte lorsque les sources lui font défaut (c'est monnaie courante en histoire d'ailleurs), selon certains paramètres, il serait impensable pour le journaliste de faire la même chose. Pensons simplement au cas Bugingo...

En somme, Lever a-t-il bien fait son travail? La réponse est oui, si on l'évalue du point de vue de l'historien. Il s'est assuré que les informations écrites sur cette dimension de la personnalité de Jutra étaient exactes et confirmées. Il ne s'est pas étendu longuement sur le sujet puisque l'objet de sa biographie était de présenter et de comprendre l'homme derrière le mythe, dans toute sa complexité, et non de provoquer simplement une polémique dans l'espace public. En tant qu'historien, il avait le devoir de relater cet élément puisqu'il permet de saisir encore mieux le personnage qu'est Jutra.

À partir du moment où ces révélations furent médiatisées parce que d'intérêt public, c'était alors le devoir des journalistes de creuser davantage le dossier auprès de (nouveaux) témoins. Et ils l'ont bien fait (voir les articles du journaliste de LaPresse+ Hugo Pilon-Larose des 17 et 20 février).

À chacun sa profession.

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