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Religion, guerre et barbarie

La religion peut être assimilée à une sous-catégorie des idéologies belliqueuses qui prennent parfois un caractère séculaire.
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Les abominations auxquelles se livre Daech en Irak et en Syrie posent encore une fois la question du lien qui existe entre la religion et la violence organisée. On peut logiquement se demander si l'Islam a une affinité particulière pour de tels actes. Étant donné que les militants de Daech et d'al-Qaïda se disent salafistes et se définissent comme des fondamentalistes fanatiques chargés de purifier la communauté des croyants musulmans, l'oumma, en exterminant les faux croyants et leurs alliés infidèles (sans oublier les hérétiques), nombreux sont ceux qui estiment que la religion mène à la violence, voire l'encourage.

Ce dernier point est particulièrement pertinent au vu de l'actualité. L'argument est néanmoins spécieux. Il suffit de se pencher sur l'histoire de l'humanité pour constater que les militants de toutes les religions ont commis des atrocités au nom de leurs croyances. Les Croisés ont célébré la prise de Jérusalem en massacrant les musulmans et les Juifs de la ville, après un hiver particulièrement rigoureux ayant entraîné la pratique du cannibalisme.

Plus tard sont venus les autodafés, le massacre des cathares, etc. Les Israélites ont tué tous les hommes, femmes, enfants et animaux de Jéricho sur ordre de leur dieu, Yahvé, et se sont rendus coupables d'autres actes monstrueux, persuadés de faire partie du Peuple élu (Deutéronome 6:21). La grande tradition humaniste universelle du judaïsme n'est apparue que bien plus tard, et s'est exprimée pleinement chez les pharisiens au début de notre ère. Jésus lui-même était l'incarnation d'une branche radicale de la théologie pharisienne. Après tout, ce Juif adressait à d'autres Juifs un message d'amour universel.

Même les bouddhistes n'ont pas hésité à manier le sabre à l'occasion, comme en témoigne l'histoire de la Birmanie et du Sri Lanka et au XVIIIe siècle, la destruction totale de la capitale bouddhiste d'Ayutthaya, en Thaïlande, perpétrée par les bouddhistes birmans. Les hindous ont, eux aussi, commis bien des abominations lors de la partition de l'Inde et du Pakistan en 1947 et des émeutes communautaristes que cette partition a entraînées, dont les dernières ont eu lieu en 2002 à Gujarat. Nous ne devons pas non plus oublier que les attentats suicides, symboles du terrorisme moderne, ont été inventés par les Tigres tamouls, qui en ont commis des centaines - dont celui, perpétré par une femme, qui visait le premier ministre indien, Rajiv Gandhi - en raison du soutien de l'Inde à la répression de la rébellion tamoule par le gouvernement bouddhiste du Sri Lanka*.

Il serait tentant de décerner le titre de « religion la plus meurtrière ». En vérité, cet exercice nous détourne d'une question plus fondamentale. En l'occurrence, celle de savoir si c'est l'adhésion à une doctrine religieuse qui en motive certains à s'en prendre aux non-croyants, ou bien si ceci est la conséquence inévitable de toutes les idéologies dogmatiques et doctrinaires. La religion peut être assimilée à une sous-catégorie des idéologies belliqueuses qui prennent parfois un caractère séculaire. Le XXe siècle a été le témoin des effets dévastateurs de telles idéologies séculaires (et même antireligieuses) comme le nazisme ou le communisme de Lénine, Mao ou Pol Pot. Le nationalisme est, lui aussi, une idéologie dont les partisans n'hésitent pas à recourir à la violence. La distinction fondamentale entre « nous » et « eux » favorise les traitements les plus horribles réservés à ceux qui sont différents. Notre humanité commune s'avère impuissante face à une idéologie qui s'empare des dualités « nous/eux » et « bien/mal ».

Ces mouvements séculaires ont quelques points communs.

  • Ils suscitent une fidélité à toute épreuve de la part de la communauté de croyants ou d'adeptes.
  • Ils fondent l'individu dans un mouvement collectif qui lui dicte le comportement à adopter et teste régulièrement sa loyauté.
  • Ils éveillent des sentiments liés à la sacralité sans faire référence au surnaturel.
  • Ils élèvent l'agressivité au statut d'interaction privilégiée.

Le fascisme était une idéologie politique qui transcendait les frontières religieuses et culturelles. Les partis baasistes irakien et syrien en étaient des exemples résolument séculaires et explicitement antireligieux. Aucun des crimes de Saddam n'a été commis au nom de l'Islam. Oussama ben Laden et lui se détestaient (contrairement aux illusions intéressées de l'ex-vice-président des États-Unis, Dick Cheney). Sans oublier les hybrides, qui combinent nationalisme, fascisme et religion, dont la Phalange espagnole reste l'un des exemples les plus frappants. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Croix fléchées hongroises, la Garde de fer roumaine, les Oustachis croates et la Garde Hlinka slovaque se sont livrées à de multiples exactions. La Garde de fer était composée de chrétiens orthodoxes. Quant aux autres, ils étaient férocement catholiques : le président slovaque, le prêtre Jozef Tiso, avait défié le pape et se montrait particulièrement zélé pour envoyer les Juifs en camp d'extermination. Plus près de nous, les phalangistes libanais sont un exemple de ce type d'idéologie.

Les identités nationalistes exacerbées ont donc pris un caractère sacré, tout en qualifiant de maléfiques les autres communautés religieuses à portée de main, brutalement sacrifiées sur l'autel des divinités tribales. Les idéologies religieuses et séculaires (à l'exception du nazisme et du fascisme) ont un autre point commun de taille : elles promettent un avenir glorieux à leurs adhérents. Dans le cas des grandes religions universelles - et du communisme -, la promesse est étendue à l'ensemble de l'humanité. Les premières mettent l'accent sur un au-delà paradisiaque, le second promet le Paradis sur Terre. La plupart des religions diffusent également un message bienveillant, pacifique et constructif censé soulager nos souffrances terrestres même si la récompense ultime se trouve dans l'au-delà. Ceci implique de suivre un code de conduite, qui compte tout autant que la foi et la croyance, condamnant la violence entre individus, entre autres formes de maltraitance.

Le contraste entre un code moral qui abjure la violence tout en traçant une ligne très nette entre la communauté des croyants et le reste de l'humanité génère des contradictions qui n'ont jamais été résolues de manière satisfaisante. Pour les chrétiens, la parole de Jésus semble désavouer le recours à la guerre et à tout type de violence. Ce n'est pas ce qui s'est passé dans les faits, où les nécessités politiques ont pris le dessus sur les impératifs de l'éthique individuelle (« rendre à César » ne se limitait pas au paiement d'un impôt). En outre, l'institutionnalisation du christianisme au sein d'une Église hiérarchisée et extrêmement disciplinée a mélangé le temporel et le sacré de manière irrévocable. Au niveau théologique, le fait que les chrétiens acceptent l'Ancien Testament comme étant d'inspiration divine implique de réconcilier le tempérament de Yahvé et la religion de Jésus le pacifique. Si l'on s'en tient au commandement « À moi la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur » (Romains 12:18), force est de constater que l'Église s'est autoproclamée première sous-traitante de Dieu le Père.

L'inclusion officielle du Livre des Révélations au début du Ve siècle a littéralement inscrit l'idée de domination et d'extermination dans le Nouveau Testament. Écrit par un Juif exilé, Jean de Patmos, il accordait le statut d'Évangile aux épouvantables visions apocalyptiques des prophètes hébreux. La boucle est aujourd'hui bouclée puisque les évangélistes de l'Amérique profonde, comme le dominioniste Ted Cruz, voient dans l'attaque israélienne sur les Palestiniens musulmans, Opération Bordure protectrice, le signe de l'Apocalypse - annoncée par un Juif de l'Antiquité - et du retour du Christ rédempteur (au Jugement dernier, les Juifs récalcitrants et ceux qui ont rejeté le Christ seront détruits par le feu et le soufre). Jésus, après tout, est la version latinisée du Josué qui avait conquis Jéricho. Jean pensait que Jésus était le messie tant attendu, venu sauver le peuple juif et détruire l'oppresseur romain et tous les impies. Au Jugement dernier, ceux qui auront « vaincu » pourront s'asseoir auprès du Fils de Dieu sur son trône (Apocalypse 3:14-22).

Les textes sacrés islamiques ont hérité de ces contradictions transmises par les gens du Livre, dans compter celles que l'on relève dans le Coran et le Hadith. On y trouve la justification de toute une série d'actions violentes ou concernant le traitement des croyants et des non-croyants, depuis les plus bénignes jusqu'aux plus pernicieuses.

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Prenons un peu de recul. Si l'on étudie l'histoire du XXe siècle, on constate que des idéologies séculaires ont tué des dizaines de millions de personnes. Un chiffre qui éclipse la somme de toutes les victimes des violences religieuses au cours des siècles. À vrai dire, la religion n'a joué qu'un rôle mineur dans le désordre et les crimes qui caractérisent notre époque. L'idée que nous vivons dans une ère de fanatisme religieux repose sur deux facteurs. Le premier est l'émergence de fondamentalistes radicaux dans le monde musulman, qui se servent de la terreur pour servir leur cause. Le second est la différence radicale entre ce phénomène et le monde sagement prosaïque des démocraties occidentales, libérées des conflits et des guerres ataviques, tout du moins en leur sein. Ces sociétés séculaires sont naturellement enclines à condamner celles où la religion continue à jouer un rôle important, surtout dans le monde musulman. Elles ont du mal à concevoir l'idée même de pensée religieuse. Beaucoup d'Européens ne comprennent pas plus les salafistes que leurs propres ancêtres, ou les évangélistes extrémistes américains. Ils ne font pas non plus beaucoup d'efforts pour les comprendre.

Après la Seconde Guerre mondiale, l'Europe de l'Ouest s'est affranchie de toutes les idéologies, qu'elles soient religieuses, nationalistes ou politiques. Peu de sociétés manifestent aujourd'hui un tel désintérêt pour la politique. Si l'Amérique de la fin du XVIIIe siècle s'est construit en opposition à l'histoire des autres nations, l'Europe de l'Ouest du milieu du XXe siècle a réussi à se libérer de sa propre histoire. Les bouleversements de la première moitié du XXe siècle ont ouvert la voie à un profond changement dans les modes d'interaction des peuples européens.

Cette libération a nécessité une prise de distance affective, philosophique et intellectuelle avec les éléments de la vie politique qui avaient jusque-là défini l'action publique : au niveau international, les rivalités meurtrières ; en politique intérieure, les conflits idéologiques entre les différentes factions. Les « sociétés civiles » de l'Europe contemporaine (surtout à l'ouest) se sont transformées. Les régimes politiques de cette nouvelle Europe sont davantage le résultat de soustractions que d'additions politiques. En d'autres termes, c'est parce que les intérêts mesquins et les ambitions sans envergure dominaient la vie publique que les Européens se sont débarrassés de ce qui était susceptible d'entraver le processus d'intégration. Les passions nationalistes, les idéaux idéologiques, le désir de tracer des frontières en tous genres entre « nous » et « eux » se sont donc taris.

Les populations de ces sociétés « civiles » envisagent leur mode de vie pacifique et matérialiste comme un but en soi. Ce qui explique leur grande difficulté à comprendre le sentiment religieux ou nationaliste (comme dans les Balkans) exacerbé. Le contraste avec les États-Unis est des plus instructifs. L'Amérique partage certaines de ces caractéristiques, mais elle diffère radicalement par d'autres points essentiels. Dans l'ensemble, les Américains sont plus religieux, et certains sont fondamentalement des salafistes chrétiens : plus ouvertement nationalistes, et n'hésitant pas à faire usage de la violence, dans leur pays ou à l'étranger. Mais ne confondons pas cause et corrélation.

L'engagement militaire des États-Unis est davantage lié à des réalités géostratégiques, et à l'Histoire, qu'au nombre de fidèles dans les Églises ou aux épinglettes aux couleurs du drapeau américain que portent tous les politiciens. La tolérance envers les conséquences de la guerre (au niveau des pertes américaines, mais aussi étrangères) est aussi la conséquence d'une situation unique : le territoire des États-Unis n'a jamais été dévasté par des puissances étrangères (sauf en 1813), le pays est habitué à être victorieux, et il a une idée très précise de la mission qui lui incombe. Ce qui lui permet à la fois de parer ses actions de motifs désintéressés et de promouvoir l'idée qu'il est un agent et un modèle de progrès.

Ce mélange unique de caractéristiques nationales génère une tension constante dans la politique étrangère américaine, entre les idéalistes d'un côté et les réalistes de l'autre. À l'ère de la « guerre contre le terrorisme », ces deux visions ont réussi à se renforcer mutuellement pour justifier une stratégie audacieuse d'ingérence hyperactive et multiforme dans des sociétés radicalement différentes, et obtenir le soutien du peuple américain. Concrètement, les États-Unis jouent à la fois le rôle d'assistante sociale, de policier, de législateur et d'arbitre. Pour ce faire, ils ont fait énormément de victimes, la plupart innocentes. Ils ont aussi perpétré des atrocités et, dans le cas de leur programme de torture, de manière totalement réfléchie. Pourtant, ces funestes conséquences n'ont pas vraiment de prise sur la conscience américaine. Rien n'est étudié en profondeur. L'image de soi, le sentiment de supériorité morale, la foi dans la justesse des actions entreprises sont restés intacts.

On ne saurait expliquer ce phénomène en termes de conviction idéologique réfractaire à la réalité. En tant que doctrine politique, le sentiment religieux américain, semblable à nul autre, est trop abstrait et éclairé. Les actions douteuses mentionnées ci-dessus ne découlent ni d'une instruction divine ni d'une promesse solennelle. Le nationalisme exerce son influence, mais la « destinée manifeste » du pays n'a plus le poids qu'elle avait autrefois. Cependant, ces spécificités américaines ont donné naissance à une conscience collective qui s'est réconciliée avec certains des agissements que nous dénonçons régulièrement chez les autres.

Les contradictions qui perdurent dans l'attitude des Américains envers leur propre usage de la violence organisée sont compensées par deux particularités liées à la façon dont le pays livre ses guerres, et notamment la « guerre contre le terrorisme ». Tout d'abord, en remplaçant le service militaire obligatoire par une armée de professionnels, la guerre et ses conséquences peuvent être maintenues à distance. Il est d'ailleurs possible de ne pas y penser du tout en ne se portant pas volontaire. Ensuite, leur dépendance croissante aux armes de haute technologie modifie leur façon de tuer. Être aux commandes d'un drone dans un bureau confortable du Nevada n'est pas du tout la même chose que d'égorger un taliban potentiel aux abords d'un village en Afghanistan. La différence psychologique pour celui qui tue est énorme. De manière générale, la population est affectée différemment. Ceci s'explique en partie par le poids des images. Au cours de la « guerre contre le terrorisme », nous n'avons vu que très peu d'images ou de vidéos des morts ou des blessés, d'un côté comme de l'autre. Le contraste avec la couverture médiatique de la guerre du Vietnam est frappant. Aucune image de torture n'a été publiée, à l'exception de celles, les moins spectaculaires, qui ont été prises à Abu Ghraib. La CIA a détruit la plupart des autres preuves.

C'est pourquoi les images marquantes de décapitation publiées par Daech dans un but de propagande ont un tel impact. L'un de leurs effets est d'assimiler ces actes horribles avec la doctrine salafiste (ce qui est exact) et l'Islam plus généralement (ce qui ne l'est pas). On nous dit que, « pour les musulmans, tout cela n'a rien d'extraordinaire ». Pourtant, les Américains (chrétiens et autres) ont tué des centaines de milliers de civils innocents à Hiroshima et Nagasaki. Quelle aurait été la réaction des musulmans, et des fidèles d'autres religions, si des photographes sur le terrain avaient pu montrer au monde les gens asphyxiés, brûlés et grillés vifs, irradiés ? Nous avons, en revanche, vu les images terribles des morts et des blessés à Gaza, lors de l'offensive de l'armée israélienne, sans que presque personne, dans toute la classe politique américaine, et chez les différentes dénominations religieuses, ne s'en offusque. Y aurait-il une différence morale fondamentale dans la cause au nom de laquelle ces actions ont été perpétrées ?

L'Islam, le christianisme, le judaïsme et toutes les autres religions peuvent influer sur notre comportement, de diverses manières, et dans des mesures différentes. La religion a donc son importance. Mais la responsabilité d'actes criminels ne doit pas incomber à une religion en particulier. Le principal coupable, c'est la nature humaine, au niveau individuel et sociétal. Ou, si vous y tenez, le dieu qui a donné vie à des créatures aussi contradictoires et imparfaites.

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* D'après l'Institut international des études stratégiques, les Tigres tamouls sont les premiers rebelles à avoir utilisé des ceintures et vestes explosives dissimulées. L'unité spécialisée dans les attentats suicide s'appelait les Tigres noirs. D'après les documents publiés par l'organisation des Tigres tamouls, les Tigres noirs ont commis 378 attentats suicide entre le 5 juillet 1987 et le 20 novembre 2008. 274 ont été perpétrés par des hommes, et 104 par des femmes.

Ce blogue, publié à l'origine sur Le Huffington Post États-Unis, a été traduit de l'américain par Bamiyan Shiff.

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