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Projet de loi 61: voici pourquoi Québec doit reculer

Le gouvernement a choisi la voie de la précipitation et de la concentration du pouvoir.
François Legault
La Presse canadienne/Jacques Boissinot
François Legault

Devant le tollé suscité par le dépôt du projet de loi 61, la semaine dernière, Québec vient d’annoncer qu’il dépose une vingtaine d’amendements. Les nouvelles propositions ne suffisent pas, toutefois, à répondre aux craintes suscitées par le projet de loi. L’opposition invoquait même il y a quelques jours un retour au duplessisme.

Rappelons que près de 3 milliards de dollars seront injectés dans l’économie afin de devancer la réalisation de projets d’infrastructures dans des secteurs de l’économie jugés prioritaires (écoles, maisons des aînés, transport collectif, réseau routier, etc.).

Pour aller de l’avant, le gouvernement a déposé la semaine dernière ce projet de loi controversé. Mardi, le comité public de suivi des recommandations de la commission Charbonneau a d’ailleurs mis le gouvernement en garde contre les dérives qui pourraient survenir s’il va de l’avant avec ce projet de loi.

Cette somme s’ajoute aux 11 milliards qui étaient déjà prévus pour l’année financière 2020-2021. Le gouvernement fédéral s’apprête également à dépenser une somme équivalente dans des projets d’infrastructures qu’il reste à préciser. L’objectif de ces initiatives est de contribuer massivement à la relance de l’économie, tout en répondant à des besoins bien réels.

Que penser de ces investissements? En tant que chercheurs universitaires qui mènent une recherche subventionnée (FRQSC-KHEOPS, action concertée) sur la prévention des risques éthiques dans les grands projets d’infrastructure, nous sommes inquiets du dépôt de ce projet de loi.

Agilité et flexibilité, oui, mais dans les règles

Les périodes d’exception et d’urgence — comme ce que nous vivons avec la COVID-19 — appellent des mesures exceptionnelles dans de nombreux secteurs d’activités. Toutefois, une saine vigilance est particulièrement de mise en ce qui concerne les projets d’infrastructures, en raison précisément du caractère exceptionnel des mesures annoncées et de l’importance des sommes investies.

Dans son allocution, le président du Conseil du Trésor du Québec, Christian Dubé, a insisté sur « l’agilité et la flexibilité » dont devra faire preuve le gouvernement afin de faciliter le démarrage et la réalisation de ces projets. À première vue, cela peut paraître raisonnable en ces temps de crise. Mais il y a des risques pour l’intégrité de nos marchés publics. Cette agilité et cette flexibilité ne doivent pas ouvrir la porte à des malversations et des abus de la part d’entrepreneurs, dirigeants, élus ou fonctionnaires.

Le président du Conseil du Trésor, Christian Dubé
La Presse canadienne/Jacques Boissinot
Le président du Conseil du Trésor, Christian Dubé

Pourtant, c’est bien ce risque qui se profile à l’horizon avec le projet de loi 61. Le gouvernement a choisi la voie de la précipitation et de la concentration du pouvoir.

C’est 202 projets qui sont visés par l’initiative gouvernementale et qui devraient voir le jour dans les deux prochaines années. Or, pour les réaliser, le gouvernement entend se donner le pouvoir de modifier ou de suspendre à sa guise, par simple règlement, les règles qui sont prévues à la Loi sur les contrats des organismes publics.

On s’en doute, la révision n’ira pas dans le sens de renforcer les mesures de prévention, de surveillance et de contrôle des marchés publics. C’est plutôt le contraire qui est recherché. Le projet de loi, dans sa mouture initiale avec l’article 50, entendait permettre une révision à la baisse des règlements qui s’appliquent en matière de contrats publics pour ses propres ministères — au premier chef, le ministère des Transports — ainsi que pour les contrats gérés dans les municipalités.

Malgré les nouveaux amendements déposés, il continuerait de rendre possible une diminution des exigences réglementaires pour les contrats en milieu municipal. Les objectifs du projet de loi en matière de marchés publics ne sont donc pas abandonnés. Les risques demeurent bien réels.

Les règles du jeu en matière de contrats publics visent à garantir à la fois une certaine équité entre les entreprises désireuses d’obtenir ces contrats, ainsi qu’une utilisation maximale des ressources dont dispose la collectivité pour la réalisation de ces projets. Dès que ces règles sont enfreintes, c’est l’ensemble de la collectivité qui en paie le prix. Cette réalité nous a été rappelée brutalement par les travaux de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (CEIC — Commission Charbonneau).

Depuis le dépôt des recommandations de la CEIC, plusieurs mesures légales et réglementaires ont été mises en place afin d’assainir les pratiques d’octroi et de gestion des contrats de nos organismes publics, tant provinciaux que municipaux. Nous n’avons aucun intérêt, collectivement, à admettre le moindre relâchement au niveau de ces pratiques.

Les marchés publics à haut risque

Les travaux académiques et institutionnels portant spécifiquement sur l’intégrité des marchés publics — notamment ceux de l’OCDE qui font référence en la matière, insistent pour dire que les marchés publics représentent assurément la zone la plus sensible et à risque face à la corruption et les autres pratiques frauduleuses.

Avec de nombreux autres chercheurs, commissions nationales et organisations, l’OCDE identifie une multitude de facteurs mettant à risque cette intégrité. Parmi ceux-ci, certains sont davantage à craindre en ce moment : une planification insuffisante des travaux, l’urgence d’agir qui conduit à baisser la garde en matière de prévention, l’action des réseaux de proximité (le copinage et son corolaire, le favoritisme), l’absence de transparence, l’insuffisance des contrôles, l’adoption de procédures accélérées d’attribution de contrats, la faible reddition de comptes des acteurs décisionnels.

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Dans le document « Principes de l’OCDE pour renforcer l’intégrité dans les marchés publics », l’Organisation propose d’aligner les systèmes de protection de l’intégrité sur plusieurs principes qui sont classés en quatre catégories : la transparence ; la bonne gestion ; la prévention des comportements réprouvés, le respect des règles et la surveillance ; l’obligation de rendre des comptes et le contrôle.

Au-delà des principes mis de l’avant, la volonté de l’OCDE est de ne rien laisser au hasard dans le processus de passation des marchés publics. En effet, son approche vise à « occuper le terrain » pour éviter que les fonctionnaires soient exposés à des zones grises où il n’y a aucune procédure pour les aider à prendre la bonne décision.

Les meilleures pratiques

En 2007, l’OCDE a justement fait la promotion des meilleures pratiques de gouvernance qui permettent de protéger l’intégrité des marchés publics. En amont, il faut bien évaluer les besoins de l’organisation et avoir de bons estimés des prix, comme vient de le rappeler la Vérificatrice générale du Québec qui soulève d’importantes lacunes à ce niveau au ministère des Transports.

Les règles et les façons de faire doivent favoriser le traitement équitable de toutes les propositions. Pendant la période de lancement de l’appel d’offres, il faut s’assurer que la concurrence est au rendez-vous et bien gérer toutes les situations de conflits d’intérêts. La diffusion de l’information doit être équitable, c’est-à-dire que l’on arrive toujours à fournir, à toutes les entreprises intéressées par un marché public, les mêmes informations. Il faut également donner un temps raisonnable à ces entreprises afin qu’elles puissent préparer leur proposition. Idéalement, un mécanisme de dénonciation des diverses formes d’irrégularités est à prévoir.

Ce ne sont que quelques exemples de ce que doit prendre en considération un gouvernement soucieux d’éthique et d’intégrité des marchés publics.

Le gouvernement devrait donc retirer, ou revoir en profondeur, son projet de loi 61. S’il entend injecter des sommes considérables dans le secteur de la construction afin de relancer l’économie, cela doit se faire avec prudence et en considération des meilleures pratiques documentées dans le domaine des contrats publics. Dans le dernier état des amendements proposés, les risques demeurent majeurs.

Dans un souci de prévention des malversations, le gouvernement doit encourager l’ensemble des fonctionnaires appelés à intervenir dans l’octroi et la gestion des contrats publics à faite preuve d’une vigilance accrue et mettre à leur disposition les moyens leur permettant de se faire entendre. Ce n’est pas le moment de baisser la garde. L’intégrité des marchés publics n’est jamais un acquis définitif. La vigilance s’impose.

Ce texte est co-signé par André Lacroix, Félix Aubé Beaudoin, Lyse Langlois, Steve Jacob et Yves Boisvert.

Ce texte a initialement été publié sur le site de La Conversation.

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