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Une société sans argent comptant? Fausse bonne idée.

La mesure contribuerait même à exacerber les inégalités raciales, selon certains.
Rêvez-vous de la fin de la petite monnaie?
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Rêvez-vous de la fin de la petite monnaie?

L’idée d’une société sans argent comptant n’a rien de nouveau. Le recours de plus en plus courant aux cartes de crédit et l’avènement, ces dernières années, des moyens de paiement électroniques n’ont guère incité le citoyen lambda à effectuer ses règlements en espèces. Par ailleurs, le lancement de nouvelles boutiques sans espèces (et sans caisses) comme Amazon Go laisse penser que nous nous dirigeons à grands pas vers un monde où l’argent comptant n’aura plus sa place.

La situation sanitaire actuelle n’a fait qu’accroître les besoins en matière de modes de paiement dématérialisés. ”À l’heure de la COVID-19, les moyens de règlement sans espèces sont plus sûrs, et aussi plus hygiéniques puisqu’ils permettent de limiter les contacts entre le personnel de caisse et les clients”, signale Bobbi Rebell, conseillère agréée auprès de la start-up financière Tally.

En principe, un tel environnement donnerait lieu à des transactions plus rapides et pratiques, tout en réduisant la propagation des agents pathogènes. Cependant, les plus démunis risquent aussi de se voir priver du lien vital que représente l’argent comptant.

De sérieux avantages... et de nombreux inconvénients

Il est indéniable que la transition vers les transactions électroniques est susceptible de contribuer à l’amélioration de plusieurs aspects de la société, qu’il s’agisse de faciliter les échanges ou de lutter contre la criminalité.

Les moyens de paiement dématérialisés sont avant tout plus sûrs. S’ils peuvent exposer leurs utilisateurs à des tentatives de piratage ou de violations de données, ils permettent en revanche d’éliminer les risques liés aux transports de fonds, autrement plus difficiles à prévenir.

“Malgré les nombreuses préoccupations légitimes concernant la sécurité des moyens de paiements dématérialisés, ceux-ci sont par essence plus sûrs que les règlements en espèces”, rappelle Vinay Prabhakar, directeur général adjoint du service marketing au sein de Volante Technologies, une société internationale de technologie financière. En effet, les espèces peuvent facilement être volées, égarées, voire contrefaites. Dans ces cas-là, il peut être extrêmement compliqué de récupérer les sommes en jeu. “La plupart des transactions électroniques présentent divers niveaux de sécurité et différentes possibilités de contestation – par exemple pour un prélèvement effectué sur une carte de crédit –, ce qui les rend plus fiables que les règlements en espèces”, précise-t-il.

Les opérations courantes réalisées par voie électronique sont par ailleurs assorties d’informations relatives aux parties intéressées, et permettent aussi de savoir ce qui a été acheté, et à quel moment, ajoute M. Prabhakar. “Ces données rendent les opérations de blanchiment d’argent et de fraude fiscale beaucoup plus compliquées.”

L’exception en la matière concerne certains types de transactions effectuées à l’aide de cryptomonnaies, comme Bitcoin ou Ethereum, qui sont conçues pour garantir le même degré d’anonymat que l’argent comptant, mais en y associant les avantages des moyens de paiement dématérialisés. “Toutefois, pour le moment, ces devises font essentiellement l’objet d’investissements spéculatifs et ne se trouvent pas encore au cœur des transactions courantes”, remarque-t-il.

Bobbi Rebell souligne par ailleurs que le fait de pouvoir consulter le suivi des paiements permet de savoir exactement comment vous dépensez votre argent, et donc de mieux maîtriser votre budget: “Vous disposez également d’un reçu électronique, si vous avez besoin d’une preuve d’achat ou souhaitez procéder à un échange”.

Enfin, alors que les opérations dématérialisées sont toujours exactes, au centime près, les transactions en espèces sont bien connues pour leur manque de fiabilité: 62 M$ sont par ailleurs soustraits chaque année du système économique, tout simplement à cause de la petite monnaie qui est perdue ou jetée. De plus, les billets et les pièces en métal nécessitent pour leur fabrication d’avoir recours à de précieuses ressources naturelles, comme le papier, le cuivre, le zinc et le nickel, lesquelles ne sont pas toutes renouvelables ou indéfiniment recyclables. Il faut également savoir que le coût de production de deux pièces de monnaie des États-Unis – celles de 1 cent et celle de 5 cents – est supérieur à leur valeur nominale.

Les transactions électroniques n’ont quant à elles pratiquement aucun impact sur l’environnement, ajoute M. Prabhakar. “Les investissements fonciers liés aux distributeurs automatiques de billets ainsi que les mesures nécessaires pour protéger d’aussi grandes quantités d’espèces réunies au même endroit constituent un autre argument de taille en faveur de la suppression de l’argent comptant.”

Bien que le fait de renoncer à l’argent comptant puisse sembler profitable à tous, ce n’est vrai que pour ceux qui jouissent d’une certaine sécurité sur le plan financier.

Bon nombre d’inconvénients existent en effet, en particulier pour certaines catégories de la population. M. Prabhakar fait à ce sujet remarquer que “ce qui présente pour telle catégorie de la population un bénéfice constitue pour telle autre un désavantage”.

Une confidentialité compromise

Même si vous ne prévoyez pas de détourner les fonds de votre employeur ou de vous rendre coupable de fraude fiscale, il se peut que vous ayez de bonnes raisons de vouloir préserver la confidentialité de vos transactions financières.

“Bien que les avantages d’un environnement dépourvu d’espèces soient réels en matière de lutte contre la criminalité, il faut comprendre que le suivi permanent des opérations donne aux institutions financières et aux banques des moyens de surveillance très étendus et loin d’être anodins”, affirme Ray Walsh, expert en protection des données et contributeur du site ProPrivacy.

Il précise que la circulation des fonds et les indices de solvabilité, tout comme les décisions d’achat des consommateurs, constituent pour ces institutions autant d’informations à leur disposition pour évaluer les individus. “En fin de compte, cela leur procure de sérieux moyens intrusifs, lesquels peuvent conduire à des comportements préjudiciables et discriminatoires”, indique-t-il.

Ce type de surveillance financière donne par ailleurs lieu à des effets encore plus inquiétants.

Selon Ray Walsh, dans certains pays, comme la Chine, la possibilité qu’il soit utilisé pour censurer et restreindre les libertés des personnes qui expriment des opinions dissidentes soulève en effet de très graves préoccupations.

“Cela sert d’avertissement pour d’autres pays, y compris dans le monde occidental, où il est possible que des mesures analogues soient prises pour réprimer toute transaction considérée comme incompatible avec l’autorité de l’État”.

La FDIC, compagnie américaine d’assurance de dépôts bancaires, estime que 8,4 millions de ménages n'avaient pas de comptes bancaires aux États-Unis en 2017.
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La FDIC, compagnie américaine d’assurance de dépôts bancaires, estime que 8,4 millions de ménages n'avaient pas de comptes bancaires aux États-Unis en 2017.

Des moyens de paiement inaccessibles aux exclus du système bancaire

“Nous vivrons peut-être bientôt dans une société sans espèces mais, pour le moment, beaucoup de personnes n’ont toujours pas recours aux modes de paiement dématérialisés, faute de compte bancaire, de carte de crédit ou de smartphone”, rappelle Bobbi Rebell. Ces personnes dites “non bancarisées” n’ont pas accès à des produits bancaires abordables et doivent se contenter de services secondaires tels que l’encaissement de chèques et les prêts sur salaire.

La FDIC, compagnie américaine d’assurance de dépôts bancaires, estime que 8,4 millions de ménages n’étaient pas bancarisés aux États-Unis en 2017. On comptait par ailleurs 24,2 millions de ménages sous-bancarisés, à savoir des familles détenant au moins un compte bancaire, mais aussi à la recherche de services financiers en dehors du circuit bancaire traditionnel.

La méfiance à l’égard des banques constitue l’un des motifs pour lesquels certains ménages ne sont pas bancarisés. Toutefois, le plus souvent, cette situation est due à l’impossibilité de bénéficier de services à des tarifs abordables. Certains ne disposent pas des revenus et de l’épargne nécessaires pour pouvoir ouvrir un compte bancaire sans frais, tandis que d’autres vivent dans des “déserts bancaires”, c’est-à-dire des endroits où les banques ont fermé des agences en raison de leur manque de rentabilité. Les ménages noirs et hispaniques se trouvent ainsi surreprésentés au sein des populations non bancarisées et sous-bancarisées.

Si le secteur bancaire n’est certes pas exempt de pratiques discriminatoires, le passage à une société sans argent comptant pourrait accentuer ce phénomène dans d’autres domaines d’activité.

Selon Bobbi Rebell, une telle transition permettrait tout simplement aux commerces et aux restaurants de traiter différemment certaines catégories de la population en facturant plus cher ou en refusant leurs services, ce qui pénaliserait tout particulièrement les ménages à faibles revenus et les personnes de couleur.

Un renforcement généralisé des écarts de revenus

Toujours aux États-Unis, en dehors des personnes non bancarisées, beaucoup d’autres personnes dépendent de l’argent comptant pour subvenir à leurs besoins, comme ceux qui travaillent dans le secteur des services et sont souvent payés en espèces.

Les sans papiers, les SDF et les victimes d’exploitation financière n’ont pas non plus accès au système bancaire ni aux outils technologiques nécessaires pour s’intégrer pleinement à une économie sans espèces.

“Sans progrès social et culturel dans ces domaines, le passage à une société sans argent comptant aggravera la situation de nombre de ces catégories de personnes”, estime M. Prabhakar. “C’est quelque chose à prendre en compte, surtout en cette période de pandémie.”

Par ailleurs, bon nombre des pays où les transactions dématérialisées sont les plus courantes et où les espèces sont les moins utilisées sont dotés de régimes de protection sociale dûment financés, jouissent d’un degré de confiance assez élevé et présentent de faibles inégalités de revenus. M.Prabhakar fait remarquer que la Suède constitue à cet égard un cas exemplaire.

La question du coût

Lors d’un paiement électronique, cela profite toujours financièrement à l’une des parties concernées.“Bien qu’il n’y ait presque jamais de coûts directs pour la personne qui émet le règlement, ces transactions entraînent bien souvent des frais pour le bénéficiaire”, indique-t-il. Ces coûts incluent les commissions interbancaires qui s’appliquent aux cartes de crédit et les frais dont doivent s’acquitter les commerces auprès des organismes de paiements en ligne tels que PayPal et Square3.

“Les 2 à 3% de frais imposés aux petites entreprises des secteurs qui présentent des marges très réduites et de faibles volumes de transactions – comme la boutique du coin de la rue ou le commerce indépendant du centre-ville – afin de pouvoir bénéficier des services de paiement par carte bancaire risquent de ne pas leur permettre de régler leur loyer à la fin du mois”, ajoute-t-il. Mais les commerçants ne sont pas les seuls à prendre ces frais en charge, car ce surcoût est répercuté sur les prix et ce sont surtout les consommateurs qui le supportent.

Il faut aussi tenir compte des coûts éventuels liés aux comportements d’achat. Des études montrent que le fait de payer au moyen d’un simple bout de plastique pousse les consommateurs à dépenser davantage. “Régler en espèces peut vous dissuader de dépenser plus que prévu, alors que les cartes de crédit ont tendance à inciter à consommer de façon excessive”, constate Bobbi Rebell. L’argent liquide peut donc servir de garde-fou essentiel pour éviter de s’endetter.

Est-il vraiment envisageable de se passer d’argent comptant?

Ted Rossman, spécialiste du secteur et contributeur auprès de Creditcards.com, estime qu’il ne s’agit pas pour l’heure de sonner le glas de l’argent comptant De fait, selon la Réserve fédérale américaine, ce mode paiement a été utilisé l’an dernier pour la moitié des transactions de moins de 10$, et pour environ un quart de l’ensemble des opérations effectuées.

Même avant la pandémie, plusieurs tentatives visant à se passer du comptant se sont heurtées à des résistances. Des commerçants ont en effet souhaité renoncer à ce mode de paiement pour éviter les files d’attente et ne plus avoir à manipuler des pièces et des billets, mais certaines grandes villes comme New York, San Francisco ou Philadelphie ainsi que le New Jersey ont décrété au cours des dernières années l’interdiction des magasins sans comptant afin de préserver le droit d’utiliser des espèces. Le Massachusetts dispose pour sa part d’une loi à cet effet depuis 1978.

Selon Ted Rossman, les pourboires constituent une autre tradition américaine qui plaide en faveur du maintien du recours aux espèces: “Lorsque de nouvelles méthodes de paiement sont adoptées – comme les cartes de crédit ou de débit et les paiements par téléphone portable –, elles ont tendance à coexister avec l’argent comptant, et non à le remplacer”. Même dans le cadre des grands projets de modernisation des transports publics, comme celui de la ville de New York, où les cartes sans contact et les paiements par téléphone portable sont désormais acceptés, les usagers peuvent continuer à payer en espèces s’ils ne peuvent ou ne veulent pas passer au règlement par carte ou par mobile, fait-il remarquer.

“Les États-Unis sont souvent en retard par rapport au reste du monde en ce qui concerne les modalités de paiement”, souligne-t-il. “Le marché américainest complexe et très réglementé. Nous avons aussi du mal à changer nos habitudes.”

Il ne fait aucun doute que le fait de renoncer à l’argent comptant permettrait à la société de devenir plus performante et plus fonctionnelle, ce qui garantirait un meilleur respect des mesures d’hygiène. Il ne faut toutefois pas oublier que cela se ferait au détriment de nombreuses catégories de la population. Qu’il s’agisse de glisser un billet à votre petit voisin pour avoir tondu la pelouse, de laisser quelques pièces à une serveuse ou une personne qui a faim dans la rue, ou encore de préserver un soupçon d’autonomie dans un monde qui ressemble de plus en plus à Big Brother, bien des situations de la vie courante que nous ne sommes pas disposés à voir disparaître ne seraient tout simplement plus envisageables dans une société sans espèces.

Cet article, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Damien Allo pour Fast ForWord.

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