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Plateforme «L'école ouverte»: un fouillis qui ne s’améliorera pas de sitôt

Le site ressemble à un onglet «liens utiles», puisqu’il ne fait que répertorier des liens externes hétéroclites, pour la plupart de qualité discutable, sans assurer une quelconque continuité.
Plateforme «L'école ouverte»
Capture d'écran, plateforme «L'école ouverte»
Plateforme «L'école ouverte»

La crise du coronavirus a pris de cours bien des systèmes scolaires. Alors que la France, la Chine, l’Italie, l’Allemagne et l’Arabie saoudite tentent d’assurer une continuité pédagogique en ligne et que les élèves ontariens des niveaux 9 à 12 profitent d’une plateforme numérique étoffée depuis le 20 mars, le lancement du site EcoleOuverte.ca par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec a de quoi décevoir les parents qui peinent actuellement à faire l’école à la maison.

Pourtant, la semaine dernière, le ministre Jean-François Roberge avait annoncé qu’une trousse d’activités pédagogiques clé en main serait offerte pour chaque niveau. Or, à l’heure actuelle, le site ressemble plutôt à un onglet «liens utiles», puisqu’il ne fait que répertorier des liens externes hétéroclites, pour la plupart de qualité discutable, sans assurer une quelconque continuité.

Même si le tout est en développement, on comprend que le référencement de matériel gratuit en ligne n’a rien à voir avec la création de matériel organisé autour du curriculum. Pourquoi le gouvernement a-t-il, pour le moment du moins, opté pour un tout autre projet?

Cette situation met en lumière le caractère très décentralisé de la gestion du matériel pédagogique au Québec: personne n’a encore eu l’idée de mettre en commun les activités pédagogiques créées par les enseignants aux quatre coins de la province, de sélectionner les meilleures, de les peaufiner, de les organiser autour du curriculum et de les rendre disponibles à tous. Même les conseillers pédagogiques de chaque commission scolaire travaillent en silo et montent, chacun de leur côté, du matériel «maison».

Dans ce contexte, mettre sur pied un site Web exhaustif à deux semaines d’avis est une tâche colossale. Ça va bien aller. Nous allons y arriver, mais d’ici là, soyons indulgents envers le ministère puisque nous partons de zéro.

En effet, en ce moment, il n’y a aucun manuel ou cahier d’exercices en ligne produit par le ministère. C’est donc dire qu’un nouvel enseignant ou un remplaçant non qualifié qui arrive devant une classe au pied levé n’a pas accès à du matériel générique articulé autour du curriculum. Il doit improviser des activités et piger à la va-vite dans des manuels souvent figés dans le temps. Ce n’est qu’après quelques années dans le même niveau que son matériel prendra de la maturité. Or, arriver à une telle stabilité dans sa tâche d’enseignement peut prendre du temps.

Pourquoi le Québec accuse un retard

Je constate qu’il y a plusieurs obstacles à la centralisation du matériel pédagogique au Québec. Le premier est la peur d’écorcher l’autonomie professionnelle des enseignants. Pensez-y: nous nous époumonons depuis 20 ans à décrier une réforme qui n’a jamais vraiment eu lieu, alors que nous bénéficions généralement d’une liberté totale dans nos classes. On peut comprendre que le spectre d’un matériel centralisé fasse peur, même si ce dernier serait nécessairement optionnel et servirait de balise, voire de bouée. Au Québec, l’autonomie professionnelle est un sujet sensible.

Deuxièmement, il y a cette idée bien ancrée que chaque milieu est si différent qu’il vaut mieux que chaque enseignant crée son propre matériel. Certaines écoles se targuent même de ne pas acheter de manuels scolaires.

Précisons que nous enseignons le même curriculum à travers le Québec. Bien que des adaptations doivent être faites par rapport aux références locales et au niveau de difficulté, la plupart des activités qui fonctionnent bien dans une classe fonctionnent dans une autre.

Les différences culturelles ont peu d’impact sur la façon d’enseigner les fractions ou l’accord du participe passé. Même si on adhère à cette idée de différenciation à l’extrême, le fait d’avoir accès à une plateforme de matériel à l’échelle provinciale n’empêche pas d’adapter ou de piger seulement ce qui nous intéresse. C’est un peu comme si on disait aux médecins, puisque chaque patient réagit différemment au traitement, trouvez vos propres protocoles et, lorsque vous aurez du temps entre deux patients, développez vos propres médicaments.

“En sortant de mon baccalauréat, je n’avais aucune idée de ce qui était enseigné à chaque niveau scolaire. Le contact avec le matériel pédagogique était quelque chose qu’on allait vivre plus tard.”

Troisièmement, nous avons délégué la création de matériel pédagogique à l’entreprise privée. Chaque année, les enseignants reçoivent des invitations à participer à des discussions organisées par les maisons d’édition, qui engendrent une panoplie de cahiers et de manuels toujours aussi semblables les uns que les autres qui sont vendus aux parents à fort prix. Bien que l’expertise soit dans le réseau scolaire, nous n’avons jamais pensé l’organiser nous-mêmes. De surcroit, colliger les meilleures activités des enseignants permettrait de partager des projets stimulants qui se prêtent moins bien au format cahier/manuel des maisons d’édition.

Finalement, on doit admettre que le corps enseignant lutte dès sa formation initiale contre la sale besogne de monter du matériel pédagogique. Après tout, nous sommes des universitaires, pas des techniciens. À l’université, on ne m’a pas montré différentes façons concrètes d’enseigner des notions spécifiques. On m’a enseigné la philosophie socioconstructiviste, la différenciation pédagogique, les philosophies d’évaluation, etc.

Mes professeurs détenaient des doctorats sur des sujets aussi pointus qu’éloignés du curriculum du primaire. Je dois confesser qu’en sortant de mon baccalauréat, je n’avais aucune idée de ce qui était enseigné à chaque niveau scolaire. Le contact avec le matériel pédagogique était quelque chose qu’on allait vivre plus tard.

“Lorsque je réalise qu’il n’existe aucun matériel pour mon élève dyslexique, je me demande si notre approche ne devrait pas changer.”

Dans nos réunions du personnel, nous n’avons jamais abordé l’enseignement d’un concept spécifique ni partagé différentes activités qui ont particulièrement de succès. Les sujets de nos rencontres doivent pouvoir se synthétiser dans un diagramme, avec les concepts et le jargon reliés par des flèches. Parfois des bulles. Nos formations sont aussi une pause mentale bien méritée. Et puisqu’on peut rouler ad vitam aeternam notre vieux matériel qui fonctionne, à quoi bon se faire violence et monter du matériel sur du temps inventé?

Il est certain que lorsque je vois du matériel aberrant circuler sur les groupes Facebook d’enseignants avec des dizaines de «merci!» dans les commentaires, ou lorsque je réalise qu’il n’existe aucun matériel pour mon élève dyslexique, je me demande si notre approche ne devrait pas changer.

L’administration aussi met peu l’accent sur le matériel. Pour certaines directions, l’important est que l’enseignant soit à son poste dans le respect de la convention collective et qu’il n’y ait pas de plainte de parents. Pareillement, au ministère, on relègue le matériel au second plan, préférant émettre de grandes lignes directrices.

C’est ainsi qu’en 2001, au lieu de créer du matériel clé en main stimulant qui incorporait la nouvelle pédagogie à la mode et de le diffuser tranquillement, le ministère a lancé une grande réforme philosophique. Cette année-là, il publia le nouveau programme trois jours avant la rentrée scolaire - un document de plus de 6000 pages - sans aucun matériel pédagogique ne l’accompagnant! Les enseignants s’en occuperaient, c’était un détail.

L’histoire s’est répétée lors de l’implantation des tableaux blancs interactifs qui furent livrés sans aucun logiciel pédagogique pertinent. À ce jour, je n’ai jamais vu un enseignant utiliser ces tableaux autrement que pour projeter des images.

Ça va bien aller. Nous allons y arriver. Même si on a négligé la gestion du matériel scolaire dans les dernières années, le travail que le ministère fait en ce moment donnera le coup d’envoi à un magnifique site Web interactif sur lequel les enseignants pourront prochainement téléverser du matériel et des projets pédagogiques efficaces et innovateurs.

Une équipe pourra classer, évaluer, peaufiner et organiser ces travaux par rapport à la progression des apprentissages. On pourra noter chaque activité et ainsi valoriser, voire rémunérer les contributeurs. Des cahiers d’exercices numériques seront mis en ligne. Les suppléants qui font le tourniquet dans certaines classes ne seront plus justifiés de faire dessiner les élèves par manque de matériel ou d’indications. La charge de travail liée à la planification diminuera, ce qui aidera les nouveaux enseignants.

Quant à eux, les enseignants blasés seront tentés de visiter le nouveau site pour incorporer de nouvelles idées dans leur pratique. Et lorsque la prochaine épidémie nous frappera, nous serons prêts.

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