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Parfois, en après-midi, le diable rôde sur Ontario

«Heille! T'as pas une cigarette hein?»
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Je suis assise dans le restaurant et par la fenêtre, je l'observe.
TeerawatWinyarat via Getty Images
Je suis assise dans le restaurant et par la fenêtre, je l'observe.

Dehors, il fait soleil. Une des rares journées de l'été où il fait chaud à Montréal. Sur la Promenade Ontario, les automobilistes et les cyclistes se partagent la rue tout en se criant les uns par-dessus les autres. C'est le combat pour celui qui roulera le plus vite sous la lumière verte. La tête envahie, une cigarette à la main, Philippe marche. Tout seul, à côté de son ombre. Ne sachant pas trop s'il doit faire demi-tour ou s'il mettra les pieds dans le Tim Hortons. C'est la première fois depuis fort longtemps qu'il sort de chez lui et qu'il s'aventure au-delà du dépanneur d'à côté. Il a les idées croches comme cet arbre au bout de la rue Ontario. Les idées comme des racines qui s'entremêlent et qui se perdent. Il avance et ne regarde pas devant lui. Il regarde partout autour. On pourrait croire que quelqu'un le surveille ou qu'il a le diable à ses trousses. Enfin, c'est ce que son état d'hypervigilance laisse paraître.

Philippe sent le diable qui rôde sur Ontario.

Je suis assise dans le restaurant et par la fenêtre, je l'observe. Je remarque sa démarche rigide, ses mouvements qui ressemblent à des spasmes. Je me dis que c'est peut-être dû aux effets secondaires d'une médication quelconque; déformation professionnelle. Je me trouve un peu cynique de penser à cela en premier. Come on, Myriam, décroche! Tout n'est pas toujours tragédie. Il soliloque et fait des gestes plus grands que lui. Les passants le regardent, certains le dévisagent, mais personne n'arrête. On dirait qu'il fait partie du décor. Un décor qui sort tout droit d'un film d'auteur. J'essaie de lire sur ses lèvres et de comprendre ce qu'il dit. Il est en beau maudit. Il a perdu son paquet de cigarettes en route.

Il cogne doucement dans la fenêtre du restaurant et me demande.

- Heille! As-tu une cigarette? Je lui fais signe que non.

La cigarette, ça balaie l'anxiété, ça tue l'émotion qui traverse.

La cigarette c'est comme un anxiolytique en vente libre. Parce que la précarité, c'est anxiogène. La cigarette, ça balaie l'anxiété, ça tue l'émotion qui traverse.

Il est 15h00 et le Tim Hortons est bondé. Ce lieu haut en couleur de la rue Ontario est bien populaire pour le rassemblement du café d'après-midi. Philippe est stressé d'être sorti de chez lui et il a plus d'hallucinations qu'à l'habitude. Il s'en rend bien compte. Il s'est habitué à vivre avec les symptômes de la maladie, mais pas à être dévisagé. Il a de la misère à se concentrer dans le brouhaha des discussions. Les gens dans le restaurant le regardent commander son café. La caissière est bête. Aucun sourire, aucun merci. Rien. Nada. Que dalle. Zéro. Nothing. Niente. Elle se fout éperdument de Philippe. Même lorsqu'il lui donne du pourboire.

À moi-même, je me dis qu'elle est peut-être là la maladie finalement. Dans l'attitude hautaine qu'on adopte parfois avec les individus qui sont en marge de la société.

Il reçoit son café et se dirige vers la salle pour s'asseoir. C'est méga plein. Une dame assise avec son conjoint se dépêche de mettre son sac à main sur la chaise à côté d'elle. Elle ne veut surtout pas qu'il s'assoie à cet endroit. Il serait beaucoup trop proche, beaucoup trop dérangeant. À moi-même, je me dis qu'elle est peut-être là la maladie finalement. Dans l'attitude hautaine qu'on adopte parfois avec les individus qui sont en marge de la société. Dans l'absence de place que cette dernière leur donne. Dans le regard qu'on pose qui manque considérablement d'empathie. Il hésite entre deux tables: celle du fond où, il n'y a personne, et la mienne. Il choisit la mienne.

- Est-ce que ça te dérange?

- Non, non.

- Quand les gens me mentent, j'arrive toujours à m'en rendre compte. Qu'il me lance sur un ton des plus sérieux.

Je ne sais pas trop quoi dire et je commence déjà à me justifier. Puis, il se met à rire, il se moque de moi. Il est drôle. Je me concentre sur mon écran d'ordinateur et j'essaie de terminer un texte que je dois remettre. Je soupire. Je n'arrive pas à écrire quelque chose d'intéressant. Lui, il sirote son café tout en lisant le journal. Il commente à voix haute les actualités. Il est amplement informé, pas mal plus que moi. Ses commentaires me font rire, il a un humour brillant, sarcastique. Il me questionne sur ce que je suis en train d'écrire et me demande s'il peut lire. Je tourne mon ordinateur vers lui tout en lui précisant à quel point c'est mauvais. Il termine sa lecture et retourne à son journal.

Pas de commentaire.

Il me raconte une panoplie d'histoires et s'emballe dans toutes ses anecdotes. Sa créativité m'impressionne, j'en suis un peu jalouse.

Il m'explique qu'il y a une vingtaine d'années, il était journaliste pour un journal important à Montréal. Il ouvre son porte-monnaie et me montre une ancienne carte de presse qu'il a gardée, qu'il traîne précieusement avec lui. Il me raconte une panoplie d'histoires et s'emballe dans toutes ses anecdotes. Sa créativité m'impressionne, j'en suis un peu jalouse. Il est touchant.

Il se lève debout et juste avant de quitter la table, me donne une petite tape sur l'épaule.

- Ton texte, ce n'est pas si mauvais.

Je souris.

Philippe sort du restaurant et repasse devant la fenêtre. Il s'approche et cogne doucement.

- Heille! T'as pas une cigarette hein?

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