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Ne dites pas «privé», dites «entrepreneurial»

Le Canada est pratiquement le seul pays développé où l’État gère tous les hôpitaux.
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Ce texte est le troisième d’une série de cinq sur notre système de santé, ses défis et des solutions pour éviter de frapper un mur d’ici dix ans. Aujourd’hui: l’exception canadienne.

Une boutade veut qu’il y ait trois pays au monde où le gouvernement gère tous les hôpitaux : Cuba, la Corée du Nord et le Canada. Ce n’est pas loin de la vérité.

Si, au cours d’un voyage, une mésaventure faisait que vous deviez aller à l’hôpital en France, en Allemagne, en Italie ou en Espagne, il y a plus d’une chance sur trois que l’établissement soit géré par une entreprise privée à but lucratif. Autrement dit, des «méchants» actionnaires tenteront de tirer du profit de vos malheurs. C’est aussi le cas à divers degrés partout en Occident. Mais pas au Canada.

Ouf. On l’a échappé belle, diront certains.

En effet, comment est-ce possible? Pourquoi des pays riches, évolués, dotés d’un robuste filet social – souvent plus complet que le nôtre – acceptent-ils d’être ainsi «privés» de soins?

La réponse courte est que ça leur évite d’attendre plus de 24 ou 48 h à l’urgence depuis maintenant 40 ans, notamment.

La réponse plus longue est que ça rend leurs systèmes plus performants, sans affecter l’universalité de la couverture. Tous les pays développés – à l’exception des États-Unis – ont mis en place il y plusieurs années un régime universelle d’assurance-maladie qui garantit un accès gratuit ou à très peu de frais aux soins de santé pour l’ensemble de ses citoyens.

Une question de choix

En Europe et ailleurs, sous le parapluie de cette couverture universelle, le patient aura le choix entre des hôpitaux gérés par l’État, d’autres gérés par des organismes à but lucratif, et d’autres enfin par des entreprises à but lucratif locales, nationales ou même internationales (comme par exemple la multinationale Ramsay Health Care, présente dans une douzaine de pays d’Europe et d’Asie du Sud-Est). Et il va présenter sa carte d’assurance-maladie, et non sa carte de crédit.

J’allais écrire que ça ne change rien pour le patient, parce que tout le monde est soigné, que personne ne se ruine, et qu’aucun patient ne doit être envoyé au Tim Hortons quand l’urgence locale déborde, comme c’est déjà arrivé chez nous.

En réalité, ça change beaucoup de choses. Puisqu’il y a une diversité de fournisseurs, il y a une diversité de résultats et de solutions. Parfois c’est bon, parfois c’est moins bon. Mais à travers l’expérimentation, les bons coups et les moins bons, l’émulation qui s’en suit et la pollinisation des meilleures pratiques, cette diversité de choix pour le patient tire les systèmes de santé vers le haut.

À l’opposé, le monopole de l’État sur le système hospitalier est une des raisons qui expliquent pourquoi, dans des comparaisons internationales, le Québec et le Canada font si piètre figure sur le plan de l’accès aux soins, et de l’attente en particulier. C’est facile à comprendre : si tes revenus dépendent de ta capacité à attirer le patient, tu risques d’être un peu plus créatif que si tu es au bout d’un entonnoir de patients qui ne finit jamais de se remplir, et que ceux-ci représentent en plus une dépense (ce qui est le cas pour nos hôpitaux, perpétuellement bondés).

Tout n’est pas parfait en Europe, évidemment. Et si vous réunissez un Allemand, un Français et un Suédois autour d’une bière pour les faire parler de leur système de santé, ils vont tous commencer par vous expliquer ce qui ne fonctionne pas chez eux. Sauf s’il ont déjà vécu quelques années ici…

Quand soigner devient «payant»

L’Allemagne est le berceau de la social-démocratie moderne. C’est là qu’une intervention de l’État a mis en place les premiers régimes d’assurance-maladie et de retraite, en obligeant les employeurs à constituer une caisse d’assurance. (Otto von Bismarck, très conservateur, n’a pas fait ça par grandeur d’âme, mais pour contrer la montée des mouvements ouvriers). Le reste de l’Europe a éventuellement suivi. Aujourd’hui, cela tombe sous le sens que chacun puisse être soigné sans se ruiner. Et c’est en grande partie grâce à ce chancelier prussien.

Au fil du temps, l’Allemagne a développé tout un réseau d’hôpitaux, publics et privés, la majorité de ces derniers étant à but non lucratif. Au début des années 90, des finances publiques précaires ont amené le gouvernement allemand à revoir son système de santé. Plusieurs hôpitaux possédés par le gouvernement ont été cédés à des entreprises privés, et la part des hôpitaux privés à but lucratif, ou «entrepreneuriaux», a doublé, de sorte qu’ils représentent aujourd’hui plus de 40 % du total. Pensez-y. En Allemagne, dans près de la moitié des hôpitaux, les propriétaires font de l’argent en vous soignant. (La proportion est semblable en France et en Espagne, et dépasse 50 % en Italie.)

“De façon générale, la qualité des soins dans les systèmes européens est comparable à ce qu’on voit chez nous. La différence plus notable, c’est qu’on attend moins.”

La plus grande présence d’entreprises au sein du système de santé allemand n’a pas causé de catastrophe. Au contraire, la qualité des soins dans les hôpitaux privatisés – et toujours accessibles à tous via la couverture universelle – s’est améliorée de façon importante. Pourquoi? Parce que dans un système où le patient choisit où il est soigné, et à l’intérieur duquel existe une réelle concurrence, le patient représente un revenu. Contrairement aux organismes publics, qui sont plus ou moins éternels, une entreprise qui veut survivre a intérêt à protéger ses revenus, voire sa réputation. En Allemagne, cette incitation au profit a aussi entraîné des gains d’efficacité, ce qui fait que non seulement les soins ont été meilleurs, mais qu’ils l’ont été à moindre coût.

(Ok. Je vous entends. Vous allez vouloir me parler de soins franchement pitoyables dans certains CHSLD privés du Québec. Bon point, mais c’est autre chose : on parle d’établissements sous financés par rapport aux CHSLD publics, dont plusieurs en arrachent aussi, malgré qu’ils aient plus de ressources à leur disposition. On va y revenir dans mon prochain texte.)

La performance du système allemand, où l’accès aux soins est bien meilleur qu’ici, ne devrait surprendre personne. De façon générale, la qualité des soins dans les systèmes européens est comparable à ce qu’on voit chez nous. La différence plus notable, c’est qu’on attend moins.

Évidemment, la dynamique est différente dans un système où il existe une multiplicité de fournisseurs d’assurance-maladie et de soins, comme c’est le cas en Allemagne et en France. Des gains de performance sont néanmoins possibles à l’intérieur de systèmes qui ressemblent plus au nôtre. C’est le cas de la Suède.

Le vilain petit hôpital suédois

Au pays d’IKEA et d’Abba, l’État paie directement pour les soins via un régime d’assurance maladie financé à même les impôts, comme au Canada. Des gouvernements locaux gèrent aussi la quasi-totalité des hôpitaux du pays. Quelques-uns d’entre eux ont fait le choix audacieux de laisser un hôpital entre les mains d’une entreprise privée.

Ce fut le cas du Conseil de comté de Stockholm au tournant des années 2000. Au lieu de fermer l’hôpital St. Göran (ou Saint-Georges), le Conseil de comté a décidé d’en confier la gestion à Capio, une entreprise suédoise qui opère des hôpitaux dans plusieurs pays. Le vilain petit hôpital qui devait fermer est devenu avec les années un modèle de performance et de qualité, se classant systématiquement parmi les trois meilleurs hôpitaux de sa catégorie depuis 2015.

Pour les Suédois, l’accès à St. Göran est le même que pour n’importe quel hôpital au pays.
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Pour les Suédois, l’accès à St. Göran est le même que pour n’importe quel hôpital au pays.

Le patient donne son numéro d’identification sociale, comme n’importe où ailleurs en Suède. Il débourse aussi un léger copaiement, comme partout ailleurs en Suède et dans la plupart des pays d’en Europe. Ce copaiement (qu’on appellerait ici à tort un «ticket modérateur») est plafonné annuellement, et les plus pauvres et plus vulnérables en sont exemptés. Bref, pour les Suédois, l’accès à St. Göran est le même que pour n’importe quel hôpital au pays.

Par contre, les temps d’attente, la qualité des soins, la satisfaction des patients, et même la satisfaction des employés sont nettement meilleurs que la moyenne des autres hôpitaux suédois, le tout à un coût inférieur pour l’État. En effet, lors du plus récent appel d’offres, Capio, l’entreprise qui gère St. Göran, a choisi de ne prendre aucune chance et de miser 10% sous le prix normalement payé pour les soins, afin de s’assurer de conserver la gestion de l’hôpital.

Connaissez-vous beaucoup d’hôpitaux au Québec qui ont demandé une diminution de budget tout en en continuant à améliorer leurs services?

Quand les syndicats aiment mieux le privé

Qu’en pensent les syndicats du pays? St. Göran a fait l’objet d’une guerre idéologique après avoir été incorporé en une entité séparée de l’État, la gauche s’opposant par principe à ce qu’elle voyaient comme une privatisation des soins (même si le financement des soins demeurait intégralement public). Le débat a été tranché de façon un peu surprenante lorsque les employés et leurs syndicats ont fait savoir qu’ils préféraient la gestion entrepreneuriale, notamment parce qu’il y avait des patrons sur place et qu’il était possible de leur parler.

La gestion plus souple et la culture «bottom-up» de Capio, qui a repris ensuite l’hôpital, contribue aussi sans doute à un meilleur climat de travail. Le nombre de journées de maladie est sous la moyenne des hôpitaux de la région, de même que le roulement d’employés. Il y a peut-être une autre leçon à retenir ici, alors que les infirmières dénoncent depuis des années une gestion cauchemardesque des ressources humaines, qui en amène plusieurs à quitter la profession.

“Il n'y a rien de magique [...]. Seulement de meilleures incitations économiques qu’ici, et un peu moins d’idéologie aussi.”

Les Québécois qui ont eu besoin d’être soignés pendant qu’ils étaient en Europe peuvent généralement témoigner de l’émerveillement qu’ils ont éprouvé à être bien soignés et en peu de temps, d’une façon qu’ils n’avaient jamais expérimenté ici.

Pourtant, il n’y a rien de magique dans la formule de St. Göran, des hôpitaux allemands ou de la plupart des systèmes de santé européens. Seulement de meilleures incitations économiques qu’ici, et un peu moins d’idéologie aussi.

Pourquoi donc se «prive»-t-on de ces solutions qui ont fait leur preuve? En fait, ça existe un peu chez nous, mais c’est presque caché. Et le politique avance un peu à reculons parce qu’il a parfois tendance à confondre l’économie avec la morale, au détriment du bon sens.

On s’en reparle demain.

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