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Monnaies cryptées et complémentaires: révolution globale ou révolte locale?

Rendre la monnaie au peuple signifie écarter de la production et de la gestion de la monnaie les institutions qui en étaient «les monopoleurs»: les banques.
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Avant d'entamer le parcours véritablement révolutionnaire de l'auto-émission de monnaie, il est utile de promener le concept de monnaie cryptée dans un autre univers, celui des monnaies alternatives, parfois nommées monnaies complémentaires.

Si on les compare, de très nombreux points communs laisseraient croire que les différences se situent sur le plan technologique et non pas sur le plan monétaire. En fait, on s'aperçoit vite que les unes et les autres sont animées d'intentions divergentes, pour ne pas dire radicalement opposées. Avant de décrypter leurs différences, on dira un mot d'introduction sur les monnaies alternatives.

Les monnaies alternatives: une initiative multidimensionnelle

Lorsque en France, on évoque les SEL (systèmes d'échanges locaux) et les monnaies complémentaires ou alternatives, il est d'usage de signaler la création récente dans telle ou telle localité d'une monnaie destinée à revitaliser une zone géographique et à permettre aux gens que le chômage risque d'écarter de la société de redevenir des contributeurs mettant en valeur leurs compétences et leurs talents. C'est bien pour ces raisons que le législateur a introduit ces monnaies dans un texte de loi en juillet 2014. Cette reconnaissance est aussi l'aveu du peu de cas qui leur était fait en France par les institutions économiques officielles.

De tradition centralisatrice en tout, la France est demeurée très en deçà de ses voisins, Suisse, Allemagne ou Grande Bretagne, en ce qui concerne les monnaies alternatives et complémentaires. Ce n'est pas le vote de la loi qui fera qu'un maire français sera payé en monnaie alternative ou complémentaire comme le maire de Bristol est payé (dit-on) en Bristol Pounds au lieu de livres sterling. C'est déjà fort... mais plus fort encore, il n'est pas arrivé le jour où des contribuables français pourront, comme à Bristol, utiliser cette monnaie complémentaire pour payer leurs impôts. Elles sont en fait partout, ces monnaies d'un nouveau type, puisqu'on en compterait 5000 monnaies locales.

Sur le territoire français, 30 sont en activité (leur nom officiel est MLC pour «monnaies locales complémentaires»): L'Abeille à Villeneuve-sur-Lot, Sol Violette à Toulouse, La Pêche à Montreuil, La Doume dans le Puy-de-Dôme, bientôt la Sonantes à Nantes. Trente seraient en projet. Il est courant de lire que les monnaies alternatives à la française ne représentent pas grand-chose: une auteure relevait que «l'Eusko du Pays basque, représente 350 000 équivalent euros en circulation (contre 200 000 fin 2013)». C'est une des principales. À l'opposé, la monnaie complémentaire suisse, le WIR, qui a plus de 80 années d'existence et qui fonctionne entre entreprises, représenterait 2% du PIB.

Global contre local?

Ces monnaies apparaissent d'autant plus vigoureusement que les équilibres économiques ont été mis à mal, avec pour conséquence que le chômage ronge la société et qu'il devient insupportable que des gens désireux de travailler ne rencontrent qu'indifférence et répulsion.

Leur ressort? Créer une zone d'échanges économiques protégée. Recentrer une partie de l'activité économique d'un «territoire» sur les agents économiques, commerçants, artisans, prestataires de services et par là même stimuler leurs échanges. En règle générale, clé de l'acceptation des SEL ou des MLC, ces monnaies sont échangeables contre la monnaie officielle, l'euro dans la Zone euro, la livre sterling ou le franc suisse, etc.

Une des monnaies complémentaires parmi les plus célèbres, lancée en Autriche pendant l'entre-deux guerres, connue sous le nom de «l'initiative de Wörgl» répondait à la plupart des caractéristiques mentionnées: émission par une collectivité locale en paiement de sa politique de travaux, d'équipements et d'aide sociale exprimée au niveau purement local, convertibilité contre la monnaie nationale avec une décote de l'ordre de 10%. Le total de l'émission était couvert par une somme exprimée en monnaie «officielle» déposée dans une banque réputée. Cette monnaie fut acceptée pour le paiement des impôts locaux dans le cadre de la collectivité émettrice. Elle fut vite acceptée par les commerçants et permit le développement d'échanges entre particuliers, commerçants, artisans, etc. Son impact économique local fut très rapide. Elle avait une particularité sur laquelle on reviendra: elle était dite «fondante».

Revenons au principe: une collectivité locale dans une période de dramatique récession économique met en place une monnaie locale dont l'usage restera localisé à la zone de responsabilité de cette collectivité, et dont l'émission sera sécurisée par un dépôt de garantie plus ou moins important (la «couverture»), dont la diffusion primaire reposera sur l'émission de dettes de la collectivité et ses émanations.

Quel rapport avec le bitcoin? N'est-on pas exactement aux antipodes de ce dernier? Le global se poserait face au local. Le monde face au village, etc. De fait, les monnaies cryptées dans leur version «classique» se présentent comme des monnaies à vocation universelle, portées qu'elles sont par une technologie de désenclavement, d'ouverture et de mise à la portée de chacun de tout ce que l'univers peut avoir de généralement passionnant: c'est-à-dire l'internet. Les défenseurs des monnaies cryptées assument sereinement qu'elles puissent faire l'objet de spéculation et de cotation. Certains jugent cette variation de valeur comme un élément natif et intrinsèque fondé sur ce fait simple qu'elles ne se considèrent pas comme la résultante d'une émission de dettes. Toutes des caractéristiques qui sont précisément à l'opposé de ce que défendent les propagandistes des monnaies complémentaires! Et, tandis que les monnaies cryptées revendiquent leur capacité à être partout les mêmes, partout dans le monde, pour toutes les transactions et pour tous les montants, les monnaies alternatives ou complémentaires revendiquent la proximité, les relations à taille humaine, et souvent limitent les transactions qui y sont accessibles pour que leurs ambitions humanistes prévalent.

Rendre la monnaie au peuple!

La rationalité sociale et économique sur lesquelles elles reposent sont donc aux antipodes l'une de l'autre et, pourtant, elles se placent toutes deux dans un mouvement économiques très particulier: celui qui consiste à «restituer au peuple» une sorte de droit imprescriptible à disposer de la monnaie, c'est-à-dire à l'émettre, la gérer et l'adapter aux besoins. Pratiquement, cette «restitution» signifie écarter de la production et de la gestion de la monnaie les institutions qui en étaient «les monopoleurs»: les banques.

Les deux conceptions s'appuient, sans que cela soit affirmé haut et fort, sur l'idée que la production de monnaie par les banques repose sur le principe «de l'émission de dettes». Selon cette proposition, les banques y procèdent selon leurs critères et leurs intérêts et non pas en fonction des besoins et des intérêts de ceux qu'elles rendent débiteurs. Monnaies cryptées et monnaies alternatives sont donc un «coup de force» contre le «détournement» par les banques d'une mission de «service public»: la création monétaire.

Si elles ont en commun cet esprit libertarien, elles s'opposent cependant sur l'essentiel: la valeur de la monnaie. On a déjà mentionné le fait que si, dans l'esprit des détenteurs d'une monnaie cryptée, les variations de sa valeur ne sont pas un obstacle à son utilisation, dans l'esprit des promoteurs des monnaies alternatives, c'est une hérésie. Mieux encore, bon nombre de monnaies alternatives ont imposé à leurs détenteurs une variation négative obligée de la valeur: elle diminue au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la date de création de l'instrument qui la concrétise! Cette diminution régulière et intrinsèque de la valeur a conduit à les dénommer «monnaie fondante». Pour ses porteurs, une «monnaie fondante» est tout l'inverse d'une monnaie cryptée! Le détenteur d'un bitcoin, s'il est patient ou optimiste, peut espérer voir son taux de change contre euro varier à la hausse. Le détenteur d'une «monnaie fondante», quant à lui, est certain qu'il n'aura plus grand-chose entre les mains s'il prend trop de temps à l'utiliser.

Prochain article: rapports et influence entre technologie et monnaie

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