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Malaise néolibéral: l'envahissement de l'espace culturel par la compétition outrancière

La compétition est omniprésente. Elle est si élevée qu’on ne la voit plus. Invisible, inodore et incolore: elle a un goût amer, elle provoque le malaise.
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John M Lund Photography Inc via Getty Images

La compétition n'est pas mauvaise en soi.

Il y a quelque chose d'exceptionnel à voir un athlète, en solo ou en équipe, remporter la victoire. Puis, il y a aussi la compétition électorale, permettant aux citoyens de contribuer à la sélection des gouvernants.

Il est également logique de mettre en compétition des architectes ou des artistes visuels avec leurs propositions, ce qui permet d'offrir un choix au public à la collectivité et donne une légitimité consultative au projet final, en lien avec des considérations autant pratiques qu'esthétiques.

Toutefois, à l'heure actuelle, la compétition est omniprésente. Elle est si élevée qu'on ne la voit plus. Invisible, inodore, incolore: elle a un goût amer, elle provoque le malaise.

Un virage dans l'industrie culturelle

Le néolibéralisme, et de la plus vive manière dans sa version américaine, celle de l'École de Chicago, est l'idéologie du libre-marché par la concurrence. Depuis 30 ans, il s'agit de l'hégémonie politico-économique de l'Occident mondialisé. Ayant pour objectif la création d'un environnement concurrentiel, propice à l'afflux des mouvements de capitaux, répandant la croyance que la meilleure forme d'organisation des êtres et des sociétés, peu importe le contexte, est la compétition autonome.

Dans le domaine culturel, le néolibéralisme se fait sentir particulièrement à travers le désengagement étatique. Dans l'après-guerre, la plupart des démocraties occidentales avaient pris sous leurs ailes à la fois les créateurs et les diffuseurs, considérant la culture comme un élément du bien commun.

L'État procédait alors à une brisure de deux modèles intéressés, celle du mécénat et de l'art au service du régime, en faveur d'une logique intellectuelle, professionnelle et créativement libertaire, où l'État finance la production artistique, et engage artistes et experts dans les processus de sélection. Il démocratisait l'art, mais le professionnalisait aussi, et faisait que la production pouvait sembler à l'avant-garde de la demande populaire. C'était alors aussi un travail d'éducation.

Par la privatisation, la réduction ou la stagnation des budgets et investissements, par le recours croissant aux partenariats public-privé, et par le processus de déresponsabilisation (aux profits d'autres entités, publiques ou non), l'État a procédé au virage de la collectivité vers les individus, des citoyens, vers les consommateurs.

C'est la culture de la «mesure», de la «marchandisation» de l'ensemble du physique et virtuel.

À ce sujet, il est intéressant de constater que ce phénomène donne lieu à un «mariage» entre le courant populiste, soi-disant critique du néolibéralisme, et la pensée néolibérale, s'ancrant dans des raisonnements simplistes, avec la concurrence comme valeur cardinale. Ainsi, comme on a pu le voir récemment, des chroniqueurs critiqueraient le fait que l'on célèbre des films selon le jugement des pairs, plutôt que par les recettes engendrées. C'est la culture de la «mesure», de la «marchandisation» de l'ensemble du physique et virtuel.

L'expression du malaise

Toutefois, non seulement le phénomène compétitif affecte «l'industrie» culturelle, mais également le contenu des productions. Un art conçu pour vendre n'est pas un art dans un objectif de «recherche». Ainsi, de manière similaire au phénomène dans les sciences pures et naturelles, la demande et le marché dictent les contraintes des créateurs, au-delà de considérations matérielles ou artistiques. Par exemple, dans le monde de l'art contemporain, le rôle de l'artiste et sa liberté créative sont parfois noyés par les agents, commissaires, galeristes, acheteurs.

C'est par le médium télévisuel que le néolibéralisme atteint son stade le plus avancé. La compétition est dans le contenu même. D'abord par la téléréalité inspirée par les concepts d'Endemol, combinaison de pulsions primaires, consuméristes et compétitives, où tous les coups sont permis. C'est l'individu, non le collectif, qui est mis de l'avant.

Dans les années subséquentes, la compétition télévisée s'est diversifiée, et a envahi tous les domaines, tous les métiers, tous les loisirs: la chanson (American Idol, Star Académie, La Voix), la cuisine (Les Chefs, Great Canadian Baking Show), les arts visuels, la mode (America's Next Top Model), le cosplay, sans oublier les véhicules directs des valeurs néolibérales (Dragon's Den). Ce genre est l'incarnation du modèle entrepreneurial du «capital humain», réduisant tout aux facteurs physiques et psychologiques permettant de gagner un salaire par le travail.

Chaque émission se doit d'incorporer des éléments de compétition, ou de «coaching» permettant au public d'entrer dans ce système de compétition.

Il faut se rappeler que cette pression n'est qu'une construction. La perception collective a le pouvoir de la changer.

Lors d'un rassemblement électoral en 2017, Jean-Luc Mélenchon parlait du modèle économique qu'incarnait le jambon sans antibiotique: les corporations ne font leur plus-value que sur les produits «raffinés», et non sur la production «ordinaire», truffée d'irritants, que l'on peut éviter moyennant un coût supérieur.

«Ils pourrissent tout, et après ils passent en vous disant: "mais il m'en reste un peu du pas pourri, est-ce que vous en voulez?"» Ainsi, comme tout le reste, la télévision est, elle aussi, à deux vitesses. Si l'on souhaite la qualité, et moins de publicités («irritants»), il faut débourser pour avoir accès à HBO, Netflix, etc. Ainsi, aujourd'hui, les citoyens dépensent moins en produits culturels (billets de théâtre, de cinéma ou de musée), payant maintenant les abonnements Internet et cellulaires, qui sont les diffuseurs globaux de la culture. L'objet créatif doit donc être structuré, formaté pour le web, le «parfait» espace compétitif, contrôlé par un petit groupe de compagnies, s'attribuant la forte majorité des profits.

Une autre utilité des arts narratifs, comme le cinéma, est de constater les phénomènes sociaux-politiques à travers les motifs mêmes constituant une œuvre. Ainsi, Metropolitan (1990) de Whit Stillman met en scène un groupe de jeunes new-yorkais de Park Avenue, strictement de la Urban Haute-Bourgeoisie (UHB) du Upper East Side, ponctuant leurs vacances des fêtes par des bals chics et des after partis dans les salons des appartements huppés de leurs parents. Le film préfigure le malaise à venir. En effet, les jeunes bourgeois urbains sont inquiets: étant riches dès le départ, comment peuvent-ils avoir le sentiment de réussir? Sont-ils condamnés à l'échec, l'argent étant le symbole suprême du succès de la société compétitive?

Plus de deux décennies plus tard, de nouveaux films expriment l'évolution de cette tendance vers un malaise générationnel.

C'est le cas de Frances Ha (2013) du réalisateur Noah Baumbach ou de La La Land (2016) de Damien Chazelle. Les personnages de ces films (une danseuse, une actrice et un musicien) subissent la pression, comme les créateurs de tous genres, les forçant à devoir sacrifier l'ensemble de leurs considérations idéologiques, émotionnelles et artistiques s'ils souhaitent obtenir du succès, ou bien simplement vivre de leur art.

Ceux qui rejettent le système, qui ne voit pas l'intérêt de se conformer, sont dépeints comme naïfs, des romantiques en voie de disparition (le personnage incarné par Ryan Gosling de La La Land en est un bon exemple), ou bien des asociaux n'ayant pas réussi à atteindre le succès, comme illustré dans Greenberg (2010), autre film de Baumbach.

La valeur de la valeur

Comment résister? Comment ne pas devenir malade par l'esprit de compétition? La solution est de reprendre le contrôle du mot «valeur». Réapprendre la valeur du savoir, de la culture, comme fin, et non comme moyen. Valoriser le monde intellectuel, les artistes et universitaires. Il faut se rappeler que cette pression n'est qu'une construction. La perception collective a le pouvoir de la changer.

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