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L'introuvable culture générale

Il faut, certes, ne pas avoir été formé au sens du ridicule que l'on acquiert en lisant Molière pour proposer d'insérer dans la formation générale un cours de « finance personnelle » censé être « nécessaire à l'épanouissement du citoyen ».
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S'il y a bien un article qui montre que la formation générale, dans sa dimension la plus classique et la plus traditionnelle, est plus que jamais nécessaire, notamment pour les professeurs d'administration (peut-être en cours du soir, en les privant de télévision), c'est bien l'article de Pierre-Yves McSween publié le 22 octobre 2014 dans La Presse. Comment expliquer à des professeurs (des professeurs !) que ce n'est pas parce qu'ils ont eux-mêmes du mal à saisir la grandeur du théâtre de Molière et à transformer la lecture des chefs-d'œuvre de l'humanité en une expérience humaine irremplaçable, qu'il faut en priver certains élèves ? À vrai dire, il est d'un comique très moliéresque de faire de ses propres insuffisances et échecs une règle d'éducation pour les générations futures : Argan, dont les insuffisances personnelles se conjuguent avec celles des médecins qui soignent ses maladies imaginaires, veut marier sa fille avec l'un des pires et des plus comiques médecins qu'ait connus le théâtre - en prétendant bien sûr que c'est « pour son bien ».

Il faut, certes, ne pas avoir été formé au sens du ridicule que l'on acquiert en lisant Molière pour proposer d'insérer dans la formation générale un cours de « finance personnelle » censé être « nécessaire à l'épanouissement du citoyen ». Ce qu'il y a de réjouissant avec ce genre de propos, c'est de voir à quel point celui qui les prononce est inconscient de leur saveur comique. C'est d'ailleurs là quelque chose que les élèves ont souvent du mal à croire lorsqu'ils lisent Molière : ils sont persuadés qu'une personne réelle ne pourrait pas dire, sans se rendre compte de leur énormité, les choses que disent les personnages de comédie. Ils sont tout surpris lorsqu'on leur montre qu'au contraire, rien n'est plus courant dans la vie sociale ordinaire. Autrement dit, la lecture de Molière, comme de toute grande œuvre littéraire, joue le rôle d'un « révélateur de réel ». Être familier de Molière ou de La Fontaine, c'est se donner les moyens de voir dans la réalité sociale ce que nous serions incapables de voir si nous ne fréquentions pas les œuvres littéraires. Car avant de former le citoyen ou le travailleur, la formation générale forme l'esprit, elle aiguise le regard que l'on porte sur la réalité.

On ne lit pas Molière, ou Shakespeare, ou Gogol, essentiellement pour « acquérir la capacité de communiquer de manière efficace, oralement et par écrit... » - j'épargne à mon lecteur les litanies désespérantes des rapports administratifs -, mais pour mieux comprendre, en prenant le temps de cheminer parmi les œuvres des grands esprits, le monde et soi-même. Comment ne pas voir que les chefs-d'œuvre du passé nous transforment en profondeur, transforment notre regard - regard qui se dit en grec theoria, qui a donné aussi bien théorie que théâtre. C'est tout le destin de la culture occidentale qui se joue derrière la création de la theoria chez les Grecs : et il faudrait priver certains élèves de cégep de cet horizon parce que des professeurs ne comprennent rien à la finalité véritable de la formation générale ? Au bout de deux cours de philosophie, l'élève moyen a compris que la question « à quoi ça sert ? » était ridicule lorsqu'elle portait sur le savoir : savoir, cela sert d'abord à savoir, à comprendre, à transformer son regard ; c'est cela l'utilité du savoir : lui-même. Ceux qui ne comprennent pas cela, dit Kant, « doivent envier les bêtes ».

Dans les propositions du genre Diafoirus, on pourrait aussi, étant donné l'analphabétisme culinaire des élèves, proposer dans la formation générale des cours de cuisine personnelle, nécessaires à l'épanouissement du citoyen et du mangeur, sinon du travailleur. Toutefois, à bien y réfléchir, la proposition de cours de finance personnelle est plus urgente puisqu'il y est question d'argent et d'économies. Il a été prouvé, par l'étude pédagogique célèbre de M. Purgon, que si l'on purgeait la formation générale de ses cours inutiles sur le XVIIe siècle, si pauvre en pensée et dont les élèves d'aujourd'hui ne peuvent pas tirer grand-chose, on aurait des chances de stopper la chute du taux d'épargne des Canadiens relevée au deuxième trimestre 2014 (par rapport à 2013).

Bien sûr, la précieuse étude pédagogique de M. Purgon, ne doit pas nous « lancer dans une pensée utilitariste » (pour cela, il faudrait déjà la connaître, ce qui suppose qu'on lise patiemment les classiques) mais nous permettre de nous « questionner sur la pertinence de certains contenus ». Ah, ces esprits d'avant-garde qui osent se questionner sur la pertinence de « certains contenus » ! Comme ils aiment, eux qui sont pourtant les éponges de « l'air du temps », se faire passer pour des esprits subversifs et révolutionnaires ! Une révolution pour remplacer, dans la formation générale de certains élèves, des cours sur Molière par des cours de finance personnelle ! J'imagine la remarque que pourrait faire une servante dans une pièce de Molière sur ce nouveau type de révolutionnaire... À moins qu'on ne préfère en dire ce que le maître de musique dit avec ironie de M. Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme : « C'est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n'applaudit qu'à contresens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit ».

Pour éviter d'en arriver là, je propose à mon interlocuteur comique inconscient - qui fait de la comédie sans le savoir comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir -, de lire en toute urgence et en toute priorité l'une des meilleures pièces du théâtre de Molière, Tartuffe ou l'Imposteur.

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