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Le monde, de l'espoir à la fureur

Comme tous les parents et les grands-parents, je suis bouleversé de léguer un tel monde de violence et de colère à mes enfants et petits-enfants, un monde qui m'apparaît si peu accueillant à l'épanouissement de leurs aspirations.
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Après l'épouvante de la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et ses paroxysmes coréen et vietnamien, les sanglants conflits coloniaux, la barbarie stalinienne et les révoltes suscitées, les coups de force de l'impérialisme américain, la révolution culturelle en Chine, la folie meurtrière des Khmers rouges, etc., ont continué de faire peser sur le monde une chape de violence et de craintes. Dans le même temps, cependant, les « trente glorieuses » d'une économie organisée selon les principes du libéralisme « téléologique » de Keynes et du New-Deal de Roosevelt, principes mettant sur le même plan l'efficacité fondée sur la liberté d'entreprendre et la quête d'une meilleure justice sociale, sur le compromis social-démocrate ailleurs, permettaient en occident de réparer les dégâts de la guerre, de mener la confrontation avec le camp soviétique sur le plan de la prospérité et des libertés, de connaitre enfin un progrès inédit des droits et des libertés des salariés.

Cette période est celle de l'État providence de Beveridge en Grande-Bretagne et du programme du Conseil National de la Résistance en France. Après la mort de Staline, la coexistence pacifique appelée de ses vœux par Nikita Khrouchtchev marqua le début d'une longue période de refroidissement des tensions qui s'accéléra après l'évacuation de Saigon par les troupes américaines en 1975. Certes, jamais le monde ne fut un havre de paix et il connut encore bien d'autres convulsions. Pourtant, l'idée régna à partir de ce moment qu'on « tenait peut-être le bon bout », que l'évolution vers une terre apaisée où progresseraient encore la démocratie, la liberté et le bien-être, qui répondrait en somme aux aspirations du Progrès, était en marche. Au point qu'à la chute du mur de Berlin le neuf novembre 1989, certain se laissèrent aller à professer que la « fin de l'histoire » visée par la pensée de Hegel et reprise implicitement par Marx, était survenue.

Quelle que dérisoire que soit une telle vision, il faut reconnaitre que notre terre a connu durant ces années une situation relativement sereine et paisible. Un jeune de l'âge que j'avais alors pouvait sans risque particulier visiter en sécurité, parfois encadré il est vrai, presque tous les pays et toutes les régions de notre planète. J'ai été, durant mon service national actif des années 1967 et 1968, le médecin-chef de la préfecture de Haute-Kotto en République Centrafricaine, le seul médecin en fait d'une province grande comme trois de nos départements. Dans cette région située dans l'angle que forment le Soudan à l'est et le Tchad au nord, j'avais à parcourir en Land-Rover des centaines de kilomètres sur les pistes d'une région giboyeuse et riche en diamant. Jamais je n'ai couru d'autres risques que ceux des accidents sur ces voies bosselées et interminables de latérite. Je faillis y perdre la vie et restait des heures inconscient à côté de mon chauffeur mort avant qu'on ne vienne nous secourir. Des villageois proches avaient en attendant tenu les bêtes fauves éloignées, aucun vol ne fut commis. Je n'ai eu à traiter durant tout mon séjour que deux homicides (j'étais aussi « médecin légiste ») alors que des coffres dérisoires et les simples sacs de toile des prospecteurs artisanaux regorgeaient de diamants. Ce coin de Centrafrique est de nos jours l'un des endroits les plus dangereux du monde, personne ne peut s'y risquer sinon au péril de sa vie.

Cette observation ne vaut d'ailleurs pas que pour la Centrafrique, il vaut mieux énumérer sur le continent les rares pays et les rares régions où il n'est pas déconseillé aux touristes de s'aventurer. L'Asie centrale et du sud-est ne vaut de ce point de vue guère mieux. Le ministère français des Affaires étrangères recommande aux voyageurs de faire preuve de la plus extrême prudence dans quarante pays, d'en éviter formellement certains : Afghanistan, Algérie, Bahreïn, Burkina Faso, Burundi, Comores, Djibouti, Égypte, Émirats arabes unis, Ethiopie, Indonésie, Irak, Iran, Israël, Jordanie, Kenya, Koweït, Liban, Malaisie, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, Nigeria, Ouganda, Oman, Ouzbékistan, Pakistan, Philippines, Qatar, Sénégal, Somalie, Soudan, Syrie, Tanzanie, Tchad, Territoires palestiniens, Tunisie, Turquie, Yémen. D'autres devraient être ajoutés, tel le Cameroun, bien sûr la Centrafrique, les deux Congo, l'Érythrée, le Liberia, la Libye, la Sierra Leone, certaines régions de Côte d'Ivoire, le Kosovo, l'Ukraine, etc.

Dans les pays moins risqués, le niveau de l'insécurité amène les citoyens disposant de biens à s'enfermer dans des « condominiums » protégés de hautes murailles et gardés jours et nuits par des personnes en armes. Tel est le cas en Afrique du Sud, la plupart des États d'Amérique centrale et du sud, et aussi dans le sud des États-Unis. Cette ségrégation méfiante se manifeste maintenant sous une autre forme dans la presque totalité des grandes villes du monde, y compris dans notre pays. J'ai souvent comparé ce phénomène au rétablissement des châteaux forts et des bastides d'antan. Les pays et ensembles de pays les plus prospères se transforment eux aussi en places-fortes, l'Europe face à l'Afrique, les États-Unis au Mexique, l'Australie à des populations d'Asie du sud-est et d'Océanie, etc. Et bien sûr, le terrorisme menace partout ; une grande partie du Sahel, du Moyen-Orient et de l'Asie centrale connaissent depuis des décennies la guerre qui s'est rallumée à la frontière russe en Europe.

Pour qui se rappelle l'espoir des années soixante-dix et quatre-vingt, l'état du monde suscite en 2015 un effroi auquel il convient d'ajouter l'angoisse de la pollution et des dérèglements climatiques. Comment en est-on si vite arrivé là, c'est-à-dire à l'institution d'une nouvelle barbarie qui est à ce point en contradiction avec l'idéal du Progrès ? Il serait nécessaire de consacrer des volumes entiers à la dissection des mécanismes qui ont engendré cette fureur renouvelée du monde en ce début de XXIe siècle. Je n'en commenterai que deux qui m'apparaissent à l'origine initiale du processus, les inégalités et la frustration engendrée. La logique du nouvel ordre économique qui s'est institué en 1980 se caractérise par l'abandon de la dimension téléologique du libéralisme de Keynes et Roosevelt et l'affirmation selon laquelle l'économie ne devait se préoccuper que de son propre succès et n'avoir aucun objectif social qui serait mieux pris en compte par l'accroissement de la prospérité générale. Qu'il fallait déréglementer et favoriser la satisfaction de la cupidité puisque, selon le principe fondateur de cette pensée énoncé en 1717 par Bernard Mandeville, « les vices privés font les vertus publiques », ce qui signifie que les inégalités et l'avidité sont motrices de l'esprit d'entreprise dont tout le monde bénéficiera en fin de compte. Il s'en est ensuivi une très importante augmentation des inégalités au sein de tous les pays, et encore plus entre les plus riches des pays développés et les plus pauvres des autres. Or, la mondialisation des moyens de communication a permis à tout le monde de prendre conscience de ce qu'est le « niveau de vie occidental », et de désirer s'en rapprocher. Par l'émigration, massivement. Mais aussi par la révolte et la rage suscitées par la frustration de ne pouvoir en réalité accéder jamais à un tel bien-être.

Cette frustration s'est aussi élevée en totale contradiction avec les aspirations à un progrès civil qui avait au XXème siècle gagné de larges couches, au moins des élites, des pays en voie de développement. Quel contraste pour un homme de mon âge de retourner quarante ans après dans des pays du Maghreb et d'Afrique où il avait connu des populations urbaines aux femmes non voilées dont les aspirations, comme celles de leurs époux, étaient proches des aspirations de citoyens européens et américains. Le retour assez massif à l'espérance théologique des populations frustrées par les réalités terrestres a connu des conséquences particulières en pays d'Islam. En effet, des nations fort peu modernistes et ralliées depuis le XIXème siècle au wahhabisme se sont trouvée opportunément immensément riches du fait de l'appétence des pays développés pour leur pétrole, puis pour leurs capitaux. Ces États ont dès lors disposés de moyens presque sans limite pour diffuser leur idéologie rétrograde et anti-humaniste à des populations déçues, désemparées et frustrées dont certains des enfants ont plus rêvé dès lors du paradis d'Allah et de ses houris que des promesses du Progrès. Le conflit israélo-arabe a bien entendu contribué à l'embrasement de ces sociétés alors que les folles interventions occidentales bercées de la très colonialiste illusion « d'exporter la démocratie » ont attisé l'incendie. Partout, par ailleurs, la confrontation entre la plus insolente des richesses et une pauvreté qui, même quand elle est relative, est ressentie comme insupportable a été l'un des leviers de la montée mondiale de l'insécurité.

Je sais que, à l'âge que j'ai atteint, il ne me reste plus guère de temps pour contribuer à changer l'orientation du monde, vers l'abîme, selon moi, si une inflexion n'est pas apportée. Or, comme tous les parents et les grands-parents, je suis bouleversé de léguer un tel monde de violence et de colère à mes enfants et petits-enfants, un monde qui m'apparaît si peu accueillant à l'épanouissement de leurs aspirations. Il me reste alors à les convaincre de faire ce que ma génération a été impuissante à faire, de s'y engager de toute leur âme, de toute leur force. Hardi, bonne chance, les jeunes !

Billet également publié sur axelkahn.fr

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Mai 2017

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