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Passion de Jésus-Christ, passion des Juifs selon Johann Sebastian Bach à l'heure des blasphèmes

Si les Passions selon Matthieu ou Jean ont été l'objet de tant d'études sur la question de l'antijudaïsme, peu de chercheurs ont paradoxalement étudié ou examiné les Passions de Bach sous l'angle des Juifs.
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Un beau coffret publié par le Berliner Philharmoniker Recordings (enregistré en Live) offre une version d'exception de la Johannes-Passion, Passion selon l'évangéliste Jean du maître de Leipzig (1724), sous la direction de Sir Simon Rattle et dans la mise en scène de Peter Sellars, car il s'agit bien -après la mise en scène de la Matthaüs-Passion par les mêmes interprètes- d'une représentation théâtrale digne de l'opéra, d'un chef-d'œuvre de Bach.

Il faut d'abord parler de la distribution. Outre le si célèbre Philharmonique de Berlin, et le RundfunkChor (Chœur de la Radio de Berlin), les solistes sont Mark Padmone dans le rôle majeur de l'évangéliste, Roderick Williams (basse) dans celui de Jésus, Camilla Tilling, soprano, Magdalena Kožená, alto, Topi Lehtipuu, ténor (Ariosis et Arias), Christian Gerhaher dans les rôles de Pilate, Pierre (y compris les Ariosis et Arias). Économie extrême des voix solistes. Le RundfunkChor assume à la fois, nous n'y pensons pas assez, - outre les grands chœurs qui ouvrent et closent la Passion - la partie du choral luthérien qui incarne la foi du chrétien, comme une voix off, mais tout aussi capitale, le chœur des Juifs. Deux membres du RundfunkChor, Isabelle Voßkühler, soprano, et Holger Marks, ténor, assument des parties d'arias.

Dès le premier chœur nous sommes saisis par la sobriété de la mise en scène, des costumes, où le noir domine sauf pour Camilla Tilling revêtue d'une longue robe bleu nuit et de Magdalena Kožená dans une robe rouge, qui lui sied à merveille, dans son rôle de Marie, au pied de son fils crucifié par les Romains. La puissance de conviction du chœur, qu'accompagne une gestuelle hiératique qui appelle la communion, est partagée avec l'ensemble des chanteurs solistes, depuis ce Jésus souvent assis par terre ou couché, aux yeux bandés (comme l'est la Synagogue aux frontons des cathédrales gothiques).

Si les Passions selon Matthieu ou Jean ont été l'objet de tant d'études sur la question de l'antijudaïsme, peu de chercheurs ont paradoxalement étudié ou examiné les Passions de Bach sous l'angle des Juifs. Cette mise en scène nous permet d'approfondir un tant soit peu la question. Certes, cela ne nous permet pas de savoir comment Bach voyait les Juifs de son époque ni même le peuple juif dans son histoire. Il est peu probable que Bach n'ait jamais rencontré de Juifs dans les différentes villes où il fut en fonction.

Suivant les évangiles, les paroles que Bach met dans la bouche des Juifs ne sont pas de l'ordre de la foi, mais au contraire de l'opposition à Jésus, voire de la récrimination, mais voir et écouter dans cet opéra-Passion, les chœurs des Juifs si puissants, auxquels Bach donna toute la puissance de son génie, en contrepoint desquels, celui des pleureurs et des pleureuses, dépourvus de toute prouesse musicale - sauf dans le chœur d'entrée et final des deux Passions -, donnent à comprendre que les Juifs incarnent bien ici avec Jésus le plus grand rôle. Ce ne sont ni Pilate ni Pierre ni Judas ni les saintes femmes - toutes Juives ! - qui incarnent le second rôle, mais bien les Juifs dont la place est par la force des événements aussi capital que celui de Jésus. Toute la Johannes-Passion est un dialogue entre deux protagonistes: Jésus et les Juifs.

Celui qui n'a pas vu cette mise en scène autant que mise en musique, signées encore une fois Rattle et Sellars, ne peut tout à fait comprendre l'ampleur du drame et surtout la puissance du rôle tenu par les Juifs, qui sont les seuls à véritablement dialoguer avec Jésus, qui est né juif, a grandi juif et mourut juif (et non chrétien). Cela va tellement de soi, que tant de gens voudraient qu'il en fût autrement.

Les auteurs du livret luxueux bilingue (allemand et anglais) qui participe du coffret, ont écrit des paroles inspirées comme celle-ci: « Comme si on était dans un opéra ou une comédie ». Mais plus parlante encore, cette phrase de Gottfried Ephraïm Scheibel: « Je ne sais pourquoi l'opéra seul aurait le privilège de nous tirer les larmes. Pourquoi n'est-ce pas vrai des églises? » Sauf quand ces églises sont détruites par les jihadistes et que les chrétiens d'Orient font à leur tour l'expérience terrible de la Passion.

Oui, tant de moments d'une intensité toute tragique, tragique en soi, mais tragique plus encore en ce que cet événement a coûté de morts depuis deux mille ans, d'abord parmi les Juifs puis dans l'Islam, enfin dans le Nouveau Monde, qui paya le prix fort ses coutumes et traditions religieuses. Quand donc les Juifs crient (chantent sous les doigts de Bach, ce qui fait toute la différence !): « Crucifie-le, crucifie-le! » ce n'est plus les Juifs qui crient, c'est toute l'humanité en eux qui refusent une foi qui irait de soi, d'un Messie qui irait de soi, d'une rédemption qui irait de soi. Alors que ni la foi, ni le Messie, ni la Rédemption, à jamais, ne vont de soi. Ils vont contre soi. Mais il y a loin du « Crucifie-le! » des Juifs d'alors, à celui, combien plus terrifiant, devenu le cri de jihadistes barbares de 2015, qui refusent tout ce qui n'est pas le fanatisme musulman.

Ce « Crucifie-le » auquel Bach donne une autre transcendance encore, incarne devant nous, dans ce DVD de la Johannes-Passion, non point du tout le cri des Juifs, ou le cri des Juifs seulement, mais le cri des chrétiens eux-mêmes quand ils ont semé la terreur et la mort dans le monde au nom de leur Messie, Homme-Dieu. Ce cri est devenu aujourd'hui celui des jihadistes, qui se disent les seuls purs, les seuls fidèles au prophète et à leur dieu Allah, qu'ils assassinent en réalité chaque jour...

Voilà ce que j'entends dans les paroles mises en musique par Johann Sebastian Bach voici trois siècles, de cette très chrétienne Passion de Jésus-Christ, qui est tout à la fois la Passion des Juifs et le Passion de ceux qui osent dire NON à l'ordre établi - Jésus n'en était-il pas le symbole absolu ? - par tous les inquisiteurs, tous les fanatiques, qui veulent imposer leur foi au monde entier, alors que tant la refusent.

Terminons par un retour sur la musique et la mise en scène. Au chœur n°26, le chœur chante avec un stupéfiant mouvement de danse. Lors de la scène de la mort de Jésus, il est allongé de tout son long sur le dos alors que sa mère, la rayonnante Magdalena Kožená, tout de rouge vêtu (et par les hasards de sa vie de femme et d'épouse de Simon Rattle, portant un bébé), tantôt assise, tantôt à genoux, donne une version qui nous transperce du Es ist vollbracht (Tout est accompli), dressant les bras vers le ciel (vide et muet !) sur les mots... und schließt du Kampf (et mets un terme au combat) pour s'asseoir au moment de l'ultime es ist vollbracht.

Sir Simon Rattle et Peter Sellars, le Berliner Philharmoniker avec le RundfunkChor Berlin accompagnés par ces voix solistes admirables, que nous voulons renommer, Mark Padmore, Christian Gerharter, Roderick Williams, Camillia Tilling, Magdalena Kožená, donnent une beauté plus universelle que jamais à cette musique, qui transcende les âges et les civilisations et les religions, en un temps où l'art est menacé par des barbares.

Alors que les jihadistes de l'État islamique (EI) tuent et enlèvent les chrétiens assyriens, détruisant leurs églises, les jihadistes de daech, leurs frères dans l'abomination, s'en prennent avec une sauvagerie comparable, aux trésors assyriens pré-islamiques du musée de Mossoul -quinze ans après la destruction des Bouddhas de Bâmyân.

Nous assistons comme hallucinés et impuissants à la menace qui pèse sur tant de chefs-d'œuvre de l'art universel directement menacés par ces barbares et ces blasphémateurs qui ne répandent que la terreur et la mort. Mais que Bach se rassure dans son éternité, ses œuvres ne sont pas à la merci des barbares. Immatérielles, elles dureront ce que durera l'humanité malgré l'ampleur des Passions que subissent au nom de leur foi tant d'humains.

M. de Saint-Cheron est philosophe des religions, dernière publication, Du juste au saint. Ricoeur, Levinas, Rosenzweig (DDB, 2013).

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Mai 2017

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