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Je suis devenue féministe à l'âge de 10 ans après le massacre de Polytechnique

C'est le moment où j'ai découvert que les méchants existaient dans la vraie vie. C'est le moment où j'ai trouvé mon but dans la vie, le moment où j'ai compris que je devais changer le monde.
Melanie Takefman en 1989
Courtoisie/Melanie Takefman
Melanie Takefman en 1989

Les énormes lettres sur la première page du journal ont secoué mon âme d’enfant de 10 ans.

C’était le 7 décembre 1989. Le titre imposant «MASSACRE AU CAMPUS» sur ma table de cuisine de banlieue de Montréal m’alertait face au fait que mon monde avait changé.

La veille, un homme avait fait irruption dans l’école Polytechnique et avait séparé les hommes des femmes. Il a abattu 14 étudiantes et un membre du personnel et en a blessé d’autres. Les «féministes» étaient l’objet de sa colère.

Le 7 décembre 1989, je suis devenue féministe.

Tout au long de ma vie, ces 14 esprits ont hanté mon cœur, ne me laissant jamais oublier les dangers et les obstacles auxquels j’étais confrontée en tant que femme.

Trente ans plus tard, je me demande comment le massacre a influencé ma vie et celle des femmes de ma génération qui ont grandi dans son ombre. Les Canadiennes sont-elles mieux loties aujourd’hui qu’en 1989?

Ayant grandi dans les années 1980 à Montréal, mes copines et moi étions les filles du féminisme. Le monde nous était ouvert, ou du moins nous le pensions. En tant que fille, je passais la majeure partie de mon temps à faire du sport et à lire des livres plutôt qu’à jouer aux poupées. Je ne savais pas ce que ça voulait dire d’être féministe, parce que je n’en avais pas besoin. Personne ne m’a donné de raison de douter de ma confiance en moi. Le genre n’a jamais influencé mes choix ou mes actions.

Dans mon quartier idyllique de la classe moyenne, les enfants jouaient au hockey bottine et se faufilaient dans les cours du voisinage à la recherche de compagnons de jeu, sans s’annoncer et sans surveillance. Le crime était rare; les fusillades étaient inexistantes. Dans mon monde, on se sentait en sécurité.

Le massacre de Polytechnique a été un réveil vicieux, ébranlant ma confiance en moi et mon sentiment identitaire. Sa simple brutalité était choquante. Le meurtrier a dit à toute une génération: «Vous pensez que vous pouvez agir comme si vous étiez égaux? Réfléchissez.»

En ce matin ensoleillé de décembre, la photo d’une femme assassinée me fixait alors que je mangeais mes céréales avant d’aller à l’école, j’étais horrifiée. C’était une horreur naïve et délibérée, différente de ce que je ressens aujourd’hui après des événements similaires. C’est le moment où j’ai découvert que les méchants existaient. C’est le moment où j’ai trouvé un but dans la vie, le moment où j’ai compris que je devais changer le monde.

En tant que fillette de 10 ans, je savais que je devais me battre. Mes droits et ma sécurité n’allaient pas de soi.

Je ne me souviens pas que mes parents m’aient caché la nouvelle. Le massacre a fait les manchettes pendant des mois et je regardais les nouvelles du soir avec mon père sur notre immense télévision analogique. Ces jours-ci, des articles sur le Web expliquent comment parler aux enfants de meurtres de masse avec leurs enfants. À l’époque, il y avait peu de meurtres de masse, alors les adultes étaient également surpris. Si ils ne pouvaient pas s’expliquer ces événements-là, comment pourraient-ils apaiser leurs enfants?

“Après le massacre, je suis devenue plus sensible au sexisme et à la manière différente dont j'étais traitée en tant que femme.”

J’étais assez vieille pour comprendre les enjeux, mais mon identité était encore malléable. Si jusque-là, le genre n’était pas un problème, à partir de ce moment, le genre a guidé ma vie. Après le massacre, je suis devenue plus sensible au sexisme et à la manière différente dont j’étais traitée en tant que femme. Ça m’a fait comprendre que beaucoup des choses que je prenais pour acquises n’étaient en réalité pas en ma faveur. J’ai ensuite consacré ma vie à l’activisme et aux initiatives féministes.

Au secondaire, j’ai rejoint des groupes d’action sociale. Le 6 décembre, nous avons commémoré l’anniversaire avec un affichage de 14 images d’ombres grandeur nature. Au cours de ces années, j’ai pris davantage conscience de ma vulnérabilité physique, en particulier lorsque je marchais seule ou que je rentrais chez moi tard le soir. En pensant au massacre, j’ai suivi un cours d’autodéfense. Je voulais être prête si un homme comme l’attaquant de Polytechnique essayait de me violer ou de me tuer.

Face à la tragédie, les filles et les femmes québécoises ont été encouragées à étudier l’ingénierie et les sciences. Les bourses sont apparues comme une incitation pour les femmes à entrer dans ces domaines.

Beaucoup de mes amies et de mes camarades de classe sont devenues des ingénieures, des médecins et des avocates, plus nombreuses et avec un statut supérieur à la génération de nos mères. Cette tendance, qui résultait de nombreux changements de société, était la bienvenue.

Malgré tout, les hommes canadiens dépassent de loin le nombre de femmes en génie. En 2014, moins de 10% des ingénieurs canadiens étaient des femmes, selon la Canadian Engineering Memorial Foundation.

“C’est le même sexisme qui a poussé le tireur à éliminer les femmes d’une école d’ingénieurs, un endroit qui valorisait leur cerveau plutôt que leur corps”

L’avertissement du 6 décembre nous a interpellé de d’autres façons.

La culture pop - les magazines pour adolescents, les vidéoclips et les films que j’ai consommés - dépeignaient largement les femmes comme des objets sexuels. L’idéal de beauté est tombé bien en dessous d’un poids santé. Ça a envoyé un message problématique à tout le monde, en particulier aux filles. Au cours de ces années, je passais régulièrement devant un panneau d’affichage représentant une fille de mon âge avec les jambes écartées, le regard égaré - une publicité pour un jean ou plutôt la culture du viol en une image.

J’ai passé la majeure partie de ma vie à lutter contre ces normes et représentations erronées. En grandissant, je n’étais pas satisfaite de mon apparence et j’essayais constamment de perdre du poids. Je ne suis pas seule; je connais peu de femmes de mon âge qui sont en paix avec leur corps.

J’ai compris que cette obsession publique de l’apparence des femmes est une forme explicite de sexisme. C’est le même sexisme qui a poussé le tireur à éliminer les femmes d’une école d’ingénieurs, un endroit qui valorisait leur cerveau plutôt que leur corps. C’est dans cet esprit que j’ai lancé Eve, un magazine Web, qui vise à contrer les magazines de beauté pour plutôt présenter aux adolescents des modèles féminins positifs et un contenu intellectuel authentique.

Plus tard, alors que j’entamais une carrière dans les médias et les organisations à but non lucratif, les «organisations» et les «questions» féminines abondaient, mais au-delà de mon monde, de nombreuses personnes considéraient le mot «féministe» comme un mauvais mot. Ça me faisait de la peine de voir que des femmes étaient mal à l’aise de se battre pour leurs droits.

Devenir mère m’a fait voir de nouvelles perspectives sur le massacre et son héritage.

Je suis heureuse que mes fils d’âge scolaire demandent pourquoi il est significatif que le cabinet du premier ministre Trudeau soit à moitié féminin et que Hillary Clinton se soit présentée à la présidence des États-Unis. Ils prennent ces avancées pour acquis.

Ma fille bénéficiera probablement de plus d’opportunités et de liberté que moi, mais aussi de plus de confusion.

La méga-industrie de la princesse influence les filles avec des messages contradictoires tôt dans leur vie. Le même thème paradoxal se retrouve dans les jouets vendus aux filles, les encourageant simultanément à s’intéresser aux STEM et à avoir une obsession pour les garçons.

Un dialogue ouvert sur les agressions sexuelles comme #MeToo est essentiel et encourageant, mais une plus grande prise de conscience démontre le danger auquel nous sommes confrontés.

Trente ans après ce moment significatif, à quel point la cause des femmes a avancé?

La réponse n’est pas claire. Les progrès que nous avons accomplis sont tempérés par la régression et de nouveaux défis, à la fois subtils et complexes.

Les récents développements aux États-Unis incarnent cette contradiction.

Il a fallu un président follement sexiste, accusé d’agression sexuelle par de nombreuses femmes, pour remettre en perspective le mot féministe. Des millions de femmes ont dû marcher pour prouver que nous avions de l’importance. Et malgré ce mouvement mondial massif, le gouvernement américain abroge des droits fondamentaux comme l’avortement.

Mes trente années d’activisme en valaient-elles la peine? Bien sûr. Mon féminisme est une partie essentielle de ce que je suis et c’est une valeur que je transmets à mes enfants.

Ma prise de conscience personnelle en décembre 1989 m’a donné du pouvoir. J’ai des outils pour identifier et combattre la discrimination. Nous ne devrions pas attendre une crise pour réclamer nos droits et notre place légitime dans la société. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être complaisants. Le cas des États-Unis le prouve.

La misogynie qui s’est transformée en fémicide en 1989 se manifeste toujours de manière plus ou moins grande. J’ai appris que nous devons lutter contre toutes les injustices liées au genre, de la publicité nuisible jusqu’à la violence à l’égard des femmes, puisque ce ne sont que des variantes du même phénomène odieux.

À la mémoire des femmes tuées le 6 décembre 1989:

Anne-Marie Lemay

Anne-Marie Edward

Annie St-Arneault

Annie Turcotte

Barbara Daigneault

Barbara Klucznik-Widajewicz

Geneviève Bergeron

Hélène Colgan

Maryse Laganière

Maryse Leclair

Maud Haviernick

Michèle Richard

Nathalie Croteau

Sonia Pelletier

Ce texte, initialement publié sur le site du HuffPost Canada, a été traduit de l’anglais.

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