Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

J’ai 53 ans et je vis toute seule pour la première fois de ma vie

J’ai presque honte d’admettre que je n’ai pas envie d’être seule, que je ne suis pas à la hauteur parce que j’ai besoin de partager ma vie avec quelqu’un.
Ashley Collins avec sa chatte Sugar, son lapin Cacao et ses deux chiens, Charlie et Hank.
Courtoisie
Ashley Collins avec sa chatte Sugar, son lapin Cacao et ses deux chiens, Charlie et Hank.

Un bruit au rez-de-chaussée me réveille. Je reste étendue dans mon lit un moment en essayant d’identifier l’origine du son. Comprenant que ce n’était que la chatte qui sautait du comptoir de la cuisine, je m’étire avant de sortir à regret du lit.

Le jour n’est même pas encore levé. J’entends Charlie remuer; sa petite tête de renard surgit de sous mon lit, elle a l’air encore à moitié endormie et cligne ses yeux de corgi soulignés de noir. Elle me suit dans la salle de bain et attend que je me baisse pour la câliner.

«Bonjour, ma grande», dis-je en lui caressant la tête, reconnaissante de l’avoir dans ma chambre toutes les nuits pour me tenir compagnie.

“Je n’aurais jamais cru devoir vivre toute seule à 53 ans. Cette possibilité ne m’avait jamais effleuré l’esprit.”

J’ai grandi avec trois frères aînés, des membres de ma famille élargie, et des amis qui séjournaient régulièrement chez nous. Sans compter les invités qui défilaient sans cesse, car mes parents ont toujours collectionné les relations.

Quand j’ai quitté la maison pour aller à l’université, j’ai vécu en collocation dans des dortoirs ou des maisons remplies d’autres étudiants. Après avoir obtenu mon diplôme, j’ai emménagé avec mon petit ami, qui est devenu mon mari, et trois enfants ont suivi, une grande et belle famille à moi.

Mais l’un après l’autre, mes enfants ont grandi et quitté le nid, mon mari est devenu mon ex-mari, et je me suis retrouvée totalement seule pour la première fois de ma vie – si on ne compte pas les animaux qu’ils ont laissé derrière eux, derniers souvenirs vivants de l’écosystème que je m’étais créé.

«Mais l’un après l’autre, mes enfants ont grandi et quitté le nid, mon mari est devenu mon ex-mari.»
Westend61 via Getty Images
«Mais l’un après l’autre, mes enfants ont grandi et quitté le nid, mon mari est devenu mon ex-mari.»

Au moment où Charlie et moi nous apprêtons à descendre l’escalier, Sugar sort de la chambre vide de ma fille Maude, en poussant un miaulement plaintif. «Elle reviendra dans quelques semaines», dis-je à la chatte d’un ton rassurant, mais nous savons toutes les deux que cette chambre, recréée pour ma plus jeune fille dans cette maison de location, n’est plus pour elle qu’un point de chute épisodique, maintenant qu’elle est partie à l’université.

Charlie et Sugar descendent sur mes talons et me suivent jusqu’à la cuisine. Je leur ouvre la porte qui donne sur l’extérieur, tout en appelant Hank, notre vieux labrador noir. Cacao appuie ses pattes de devant sur la porte de sa cage en nous voyant passer, c’est sa façon à lui de nous dire bonjour.

J’allume la cafetière et attrape ma tasse préférée sur l’égouttoir où je l’avais laissée sécher. Je continue à prendre mes marques dans cet environnement étranger, où il n’y a plus assez d’assiettes sales pour utiliser le lave-vaisselle, et où je me sens coupable, en ces temps de réchauffement climatique, d’utiliser autant d’eau pour si peu de linge dans la machine.

Quand j’ouvre le frigo pour y prendre le lait, la vue des quelques faillis aliments qui se battent en duel sur les étagères me saute à la figure. Je m’empresse de refermer la porte.

“Aujourd’hui, les seuls manteaux et chaussures qui attendent près de la porte de derrière sont les miens.”

Les cartables pleins à craquer de livres et de cahiers qui déversaient leur contenu sur la table de la cuisine ont disparu, et plus personne ne me pique mon chargeur de téléphone.

Le silence qui règne autour de moi m’effraie. Il n’y a plus de musique trop forte quand je rentre à la maison, plus d’éclats de voix ou de rire, et plus personne ne pousse de juron parce que les chiens ont lâché un pet.

C’était déjà assez perturbant de réaliser que l’on n’avait plus besoin de moi pour faire un travail dans lequel je m’étais investie à fond pendant 20 ans, et de devoir me trouver une nouvelle raison d’être. Mais en plus chaque fois qu’un de mes enfants a quitté la maison, il a emporté avec lui une partie de moi, et c’est comme si mon corps n’arrivait pas à cicatriser.

«Chaque fois qu’un de mes enfants a quitté la maison, il a emporté avec lui une partie de moi.»
Mike Kemp via Getty Images
«Chaque fois qu’un de mes enfants a quitté la maison, il a emporté avec lui une partie de moi.»

Gibson, mon fils aîné, a emporté sa musique. L’entendre jouer du piano me calmait quand j’avais les nerfs à vif. Il a aussi emmené sa poésie, dont il laissait traîner des pages partout dans la maison pour que je sache ce qui se passait dans sa tête, et que je voie toute la passion et la complexité de ses pensées.

Wendy, ma cadette, a emporté son humeur orageuse – des tempêtes qui poussaient ma patience à bout et me mettaient au défi de braver sa colère pour la prendre dans mes bras. Mais aussi les plus éclatants des jours ensoleillés, ces jours où elle irradiait de tant d’énergie que tout semblait plus terne et morose quand elle n’était pas là.

Maude a emporté sa sagesse plus vieille que son âge, cette compassion qui faisait défaut au reste d’entre nous. Elle a emporté son humour caustique et sa prudence, qu’elle avait développés en voyant son frère et sa sœur se disputer violemment pendant toute leur adolescence. En fermant les yeux, je la vois encore assise avec la chatte sur les genoux, tel un petit Bouddha blond.

Dehors, Charlie aboie et me tire d’un seul coup de mes pensées. Je fais rentrer les animaux et m’installe dans la salle à manger pour boire mon café. En m’asseyant à la grande table rustique, je jette un coup d’œil aux marques faites par des enfants aujourd’hui absents – des ronds laissés par des verres, des éraflures, des mots gravés dans le bois par des stylos pressés trop fort sur une feuille. Je sirote mon café en attendant que la caféine vienne dissiper mon sentiment de perte.

Avec mes animaux

Couchée sous ma chaise, attendant patiemment notre promenade quotidienne dans les bois, Charlie me lèche la cheville. Je me penche pour la caresser. Je n’ai pas de travail à horaires fixes – j’étais mère au foyer depuis la naissance de Gibson – mais maintenant que ma nichée s’est envolée, je poursuis activement ma carrière d’écrivain.

Je passe beaucoup de temps dehors, avec Charlie, mais aussi à pratiquer l’équitation, une passion d’enfance qui s’est réveillée à la quarantaine. Le lien que j’ai tissé avec ma jument n’est pas seulement celui de deux partenaires sportifs qui aiment laisser libre cours à leur esprit de compétition; pour moi, notre complicité est véritablement thérapeutique. Sa présence apaisante m’a aidée à supporter la tristesse et les émotions tumultueuses qui m’ont souvent envahie ces dernières années.

Ashley passe beaucoup de temps dehors avec son chien.
Faba-Photograhpy via Getty Images
Ashley passe beaucoup de temps dehors avec son chien.

Bien que je sois très active et vois souvent du monde pendant la journée, je n’aime pas vivre seule. Le soir, c’est encore plus pénible, sans les dîners en famille et l’odeur de cuisine qui attire tout le monde à table, et sans mes enfants qui enjambent les chiens pour venir me raconter leur journée.

Hank continue à se coucher sur le sol de la cuisine à l’heure du dîner, attendant que je coupe des légumes pour lui en lancer les restes. Son regard triste quand il comprend qu’il n’y a personne pour qui cuisiner me fend le cœur au point que je sors du frigo une poignée des jeunes carottes de Cacao pour les lui donner.

L’heure du coucher est tout aussi difficile. Malgré mes problèmes conjugaux, la présence d’un autre corps – humain ‒ dans mon lit me manque. «Sans vouloir te vexer», dis-je à Sugar qui vient de sauter sur la table, comme si elle avait lu dans mes pensées. Elle se frotte contre mon bras en ronronnant.

“Ce n’est pas seulement l’intimité physique qui me manque, me dis-je en lui caressant le dos. Je n’arrive toujours pas à m’imaginer un avenir dans lequel je ne fais pas partie de la vie de quelqu’un d’autre.”

Cela me prive de mon point d’ancrage. Je me sens partir à la dérive, en pleine mer, et cela m’effraie de m’apercevoir que personne ne sait où je suis.

Mon mari et moi étions séparés depuis près d’un an et en train de divorcer quand je me suis remise à fréquenter des hommes. Je cherchais ce que je connaissais: la familiarité de l’attachement.

Je venais d’avoir 50 ans et n’avais aucune expérience en matière de séduction ou d’aventures sans lendemain, puisque j’avais épousé mon amour de lycée. Je me suis donc engagée dans une succession de relations sérieuses. Je croyais chercher l’amour et le réconfort, mais avec le recul, je me dis que c’était ma peur de finir seule qui me poussait à vouloir entrer à tout prix dans la vie de ces hommes le plus vite possible.

Je ne parvenais pas à admettre cette vérité à l’époque, cependant, car j’étais encore en train de faire le deuil douloureux de mon nid vide et de mon mariage raté, de cette fin de conte de fée que j’avais imaginée.

Je portais aussi le deuil bien réel de mon père, mort d’un cancer à la même période, et dont la disparition m’avait privée de mon filet de sécurité. Je me sentais seule.

La lente agonie de mon couple m’avait donné terriblement faim de tendresse. Après tout, nous sommes des animaux grégaires, programmés biologiquement pour nous accoupler et vivre en groupe afin de nous sentir en lien avec les autres et en sécurité.

Je ne peux m’empêcher de me sentir coupable de la douleur et du chagrin que mes enfants ont éprouvés, mais je suis aussi en colère contre moi-même pour ne pas m’être accordé assez de valeur en tant que membre de la famille. Je me suis battue avec acharnement pour les miens, pour préserver l’unité de notre famille, pendant 25 ans, mais je me retrouve quand même toute seule.

Je veux me sentir protégée et aimée par un autre être humain mais dans un sens, je me sens en conflit avec la société moderne, qui valorise l’indépendance au détriment de l’attachement émotionnel.

«La lente agonie de mon couple m’avait donné terriblement faim de tendresse.»
Hero Images via Getty Images
«La lente agonie de mon couple m’avait donné terriblement faim de tendresse.»

J’ai presque honte d’admettre que je n’ai pas envie d’être seule, que je ne suis pas à la hauteur parce que j’ai besoin de partager ma vie avec quelqu’un. C’est comme si mon corps ne s’était pas adapté à l’évolution des mœurs et que j’étais coincée dans un entre-deux, comme dans la théorie de Darwin.

Hank s’approche de moi et pose sa tête sur ma cuisse, façon de me rappeler gentiment que l’heure du petit-déjeuner est passée depuis longtemps. Je lui gratouille les oreilles en ruminant l’idée que ma peur m’empêche d’être seule avec moi-même, que je suis incapable de vivre hors du contexte offert par une autre personne.

J’ai tellement l’habitude de partager, de faire des compromis et de tout négocier, depuis l’espace que j’occupe jusqu’à mes émotions et mes rêves, qu’à chaque nouvelle relation je m’attache toujours trop vite à mon partenaire.

Mon système d’alarme n’est pas encore assez bien réglé, et je fais tout pour que les choses fonctionnent même quand je n’arrive pas à me projeter dans un avenir qui me convient. Je me suis persuadée qu’être intime avec un homme équivalait à la promesse d’une relation à long terme, et il m’a fallu du temps pour me rendre compte que je n’étais pas tenue de tout donner de moi à des hommes avec lesquels je n’avais ni passé commun ni enfants. Cela m’a pris encore plus longtemps pour comprendre que je n’étais pas tenue de tout donner de moi à qui que ce soit.

Aujourd’hui, j’aspire à me débarrasser de la honte sociale que j’ai ressentie au moment de mon divorce, de ce sentiment d’échec, de cette culpabilité face à ma famille brisée au centre de laquelle, en tant que mère, je me retrouvais écartelée.

“En regardant les chaises vides, et cette maison où résonnent les échos de ce que j’ai perdu, je prends conscience qu’il est temps de créer mon propre contexte.”

J’ai parfois été paralysée par la peur et l’anxiété, et même par un véritable choc culturel, face à mon nouveau statut de femme seule, mais j’y ai survécu. Et peut-être cette solitude a-t-elle des avantages auxquels je n’avais pas songé. Je peux choisir où habiter, que faire de ma vie, qui et quoi aimer. Je n’ai plus besoin de la permission de personne, et je n’ai pas à sacrifier mes rêves pour permettre à quelqu’un d’autre de réaliser les siens.

Je compte acheter ma propre maison avec un jardin pour les animaux. Je veux continuer à monter à cheval et à écrire. Je n’ai pas l’intention de rester seule indéfiniment. J’aimerais vraiment vivre une relation amoureuse à long terme – je crois que je suis faite pour ça – mais je ne donnerai plus jamais tout de moi à une autre personne rien que pour éviter la solitude.

Une vague d’espoir monte en moi à la pensée d’avoir de nouveaux rêves, d’en réaliser d’anciens auxquels j’avais renoncé, d’être libre et indépendante. Comme pour souligner l’importance de cette réflexion, Cacao se met à s’agiter bruyamment dans sa cage.

Je lui crie : «J’arrive!» et les chiens lèvent la tête avec espoir en entendant ma voix. Sugar saute de la table. «Allez, on y va», leur dis-je en repoussant ma chaise pour me diriger vers la cuisine, deux chiens et une chatte sur mes talons. Le cliquetis de leurs griffes sur le plancher est pour moi la plus douce des musiques.

Ce blog, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.