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Instagram à l'heure du souper

Le problème de Sabine, c'est le temps quotidien qu'elle perd sur Instagram. Durant ce temps supposément inoffensif, elle déroule les images de vies qui la privent de la sienne.
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J'ai envie qu'elle s'appelle Sabine. Sabine c'est moi et c'est vous. Quand elle rentre le soir chez elle, Sabine est lessivée. Sabine passe beaucoup de temps en auto sur l'interminable boulevard Saint-Joseph. Elle consacre la moitié du temps qu'il reste à la comptabilité d'une entreprise de moyenne réputation. À 16h, en général, sa peau est desséchée, ses yeux sont larmoyants à force d'avoir regardé trop d'écrans - Excel, Facebook, Gmail, Facebook. Et il y a le retour encore à assurer dans un trafic dense et mal ordonné. Sa chemise est froissée et le spandex a lâché ses jeans. Sabine, c'est la silhouette qu'on aperçoit derrière une vitre ruisselante d'eau et embuée. Elle est informe et floue. Un coup d'œil dans le miroir de l'auto et Sabine fait l'inventaire des aspérités de son teint blême. Sabine est un peu fragile. Elle ne s'aime pas trop et trouve qu'elle devrait mieux faire en général.

Ce n'est pas le plus gros problème de Sabine. Non, le problème c'est le temps quotidien qu'elle perd sur Instagram. Durant ce temps supposément inoffensif, elle déroule les images de vies qui la privent de la sienne.

«Maman, amoureuse, créatrice d'envies, chineuse invétérée, fait maison». Il est 18h. Je consulte le fil de la fille la plus énervante du monde que tout le monde aime. Je n'ouvre pas la lumière de la salle de bain, l'écran lumineux suffit. Le pantalon en bas des chevilles, je cherche une idée pour cuisiner ce soir. Elle a posté une photo de son coin préféré dans sa maison de 15 pièces et demie. Il n'y a rien. Justement. #sérénité. Elle adore ce coin vide et épuré où rien ne traîne. Seule une fausse peau d'ours (n') est (pas) négligemment jetée au sol. Le fauteuil blanc ne connaît pas le chocolat anti-déprime. On dirait que le dernier clou du plancher vient d'être planté. Un rayon de soleil flirte avec une branche de lavande solitaire dans un pot Masson. Je me soulage. Un rayon de soleil filtre à travers ma fenêtre dégueulasse, je m'étonne. Ça n'a rien de paisible. Les poussières tourmentées volent dans la lumière.

«Salade de quinoa multicolore». J'ai trouvé. Non, je n'ai aucun des 10 ingrédients. En culotte, j'ouvre les placards. Pâtes. Sauce tomate. L'évier déborde de vaisselle sale. Il reste les miettes et autres débris du petit déjeuner pris en retard sur le comptoir. Le chat a encore balancé une crotte par-dessus son bac à litière. De la confiture aux fraises macule le parquet de la cuisine dangereusement collant. Tout va bien. Putain.

En attendant que Netflix se lance, je retourne sur Instagram parce que je n'ai pas encore compris l'aberration de mon comportement.

De la cannelle! Mais je n'en ai pas! J'ouvre une bière, m'assois sur ma chaise Ikea à moitié peinte. Je me dis que ça va être difficile de gratter le chaudron. En attendant que Netflix se lance, je retourne sur Instagram parce que je n'ai pas encore compris l'aberration de mon comportement. «Ma vie n'est pas parfaite et des fois les réseaux sociaux sont un miroir déformant. Pour preuve, cet espace que je n'ai pas rangé depuis 3 jours». #transparence. De ma chaise, je vois bien ce que trois jours peuvent faire. De qui se fout-elle? Sa photo c'est un coin de cuisine trop grande pour entrer dans le cadre. Oui, je vois. Il y a un linge chiffonné (volontairement) abandonné sur le comptoir, quelques grains de sel d'une salière renversée, deux verres de vin rouge tachés parce qu'avec son amoureux elle a siroté la veille un petit bordeaux biologique. «C'est important de relaxer et de profiter des choses importantes». Ça ne doit pas être facile pour elle finalement. Quelle sincérité!

«Soupe de brocoli, quinoa, huile de noisette... Que de bonnes choses pour vous!». Les gouttes d'huile de noisette représentent un fleuret de brocoli, la main lisse manucurée rouge saupoudre des noisettes concassées sur une crème verte hypnotisante. @merciaubouillonsponsor. Le bol en céramique blanc repose sur un lin beige plissé, la cuillère en argent de grand-maman est à nouveau digne d'intérêt parce que chinée-aux-puces. Que dire de la grâce du Gypsophila elegans qui caresse le bol fumant.

Commenter: « ohh merci ça fait tellement de bien de te lire, t'es tellement une belle personne (emoji cœur, emoji sourire gêné). Je vais tout de suite faire cette soupe et te donnerai des nouvelles». Signé: une inconnue, probablement sur sa toilette, dans une relation de forte proximité avec son icône culinaire.

Je glisse à terre et regarde le plafond.

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