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Une fonctionnaire «punie» pour avoir commenté le «blackface» de Trudeau

En entrevue, Manjot Bains a affirmé ne pas comprendre comment Justin Trudeau avait pu porter le blackface. Puis les réunions ont commencé.
Manjot Bains occupait le poste de conseillère principale pour le Programme de soutien aux communautés, au multiculturalisme et à la lutte contre le racisme du ministère du Patrimoine canadien.
Manjot Bains
Manjot Bains occupait le poste de conseillère principale pour le Programme de soutien aux communautés, au multiculturalisme et à la lutte contre le racisme du ministère du Patrimoine canadien.

Une ancienne fonctionnaire fédérale ayant travaillé sur des programmes de lutte au racisme affirme avoir été réprimandée pour avoir accordé une entrevue au HuffPost Canada à propos des incidents de «blackface» du premier ministre Justin Trudeau. On lui aurait aussi interdit de s’exprimer publiquement sur le racisme.

Manjot Bains, 39 ans, était citée à titre de citoyenne privée dans un article publié en septembre. Elle n’était pas identifiée comme étant une employée fédérale. Malgré tout, elle affirme que les répercussions qu’elle a vécues sur son lieu de travail l’ont poussée à démissionner de son poste de conseillère principale pour le Programme de soutien aux communautés, au multiculturalisme et à la lutte contre le racisme du ministère du Patrimoine canadien, à Vancouver.

«C’est le premier ministre qui a porté le blackface, pas moi. Et pourtant, j’ai vécu les contrecoups de ses gestes», a déploré Mme Bains dans une entrevue exclusive accordée au HuffPost.

Un porte-parole de Patrimoine canadien a renvoyé les questions du HuffPost sur cette situation à la Commission de la fonction publique et au Conseil du Trésor. Un porte-parole de la Commission de la fonction publique a déclaré que puisque la critique de Mme Bains concernait le chef du gouvernement, la réponse devrait venir du Conseil du Trésor. Le personnel du Conseil du Trésor n’a pas fourni de commentaires dans les délais.

“C’est le premier ministre qui a porté le blackface, pas moi. Et pourtant, j’ai vécu les contrecoups de ses gestes.”

- Manjot Bains

Quand Mme Bains a été embauchée en mai, il a été déterminé que ses activités en dehors du travail ne la plaçaient pas en situation de conflit d’intérêt. Elle est éditrice du site web Jugni Style, qui couvre l’art et la culture d’Asie du Sud, et elle co-produit également un podcast qui s’intéresse à la communauté sud-asiatique de Vancouver et aux questions liées à l’identité et au racisme.

Puisqu’elle avait reçu le feu vert pour continuer à collaborer au site web et au podcast, Mme Bains explique qu’elle n’a pas demandé la permission de son employeur avant d’accorder une entrevue au HuffPost à propos des réactions de différentes générations au maquillage raciste de Justin Trudeau.

Elle a toutefois envoyé l’article à sa supérieure par courriel le jour de sa publication.

Dans l’article, Mme Bains disait avoir été choquée lorsqu’elle a vu les photos du premier ministre portant le brownface et le blackface. «Ça ne cadrait pas avec ce que je pensais connaître de Trudeau», affirmait-elle au HuffPost à l’époque. «Que quiconque fasse ça, que ce soit en 2001, en 1990 ou maintenant, ça n’a aucun sens pour moi.»

Mme Bains soutient que des supérieurs lui auraient dit qu’elle avait commis une erreur sérieuse en s’exprimant dans un média et qu’on ne pouvait désormais plus lui faire confiance.

«J’ai l’impression que lorsque je leur ai dit que j’avais accordé l’entrevue, ça s’est transformé en quelque chose de très gros», dit-elle. «Ils en ont fait tout un plat alors que ce n’était pas nécessaire.»

Le 1er octobre, elle a été convoquée à une rencontre avec sa supérieure directe et un autre fonctionnaire plus haut placé.

«J’ai expliqué [à ma patronne] que j’avais accordé l’entrevue parce que je pensais que c’était une question importante et qu’il était choquant de voir et de lire ce que le premier ministre avait fait», relate Bains.

«Je me sentais dans une situation intenable puisque j’avais été embauchée pour faire un travail qui me tenait vraiment à coeur, mais je travaillais aussi sur ces projets externes, dont ils étaient informés.»

Dans les heures qui ont suivi, Mme Bains a pris des notes détaillées sur ce qui avait été dit lors de la rencontre. HuffPost a pu consulter ces notes.

Ses supérieurs lui auraient affirmé que les fonctionnaires n’avaient pas le droit de critiquer Justin Trudeau et qu’elle devrait suivre de nouveau une formation sur l’éthique en plus de compléter une «formation sur la loyauté». Si elle souhaitait conserver son emploi, lui auraient-ils dit, elle devrait également abandonner ses autres projets.

«J’ai demandé à ma supérieure si cela signifiait que je devais choisir entre mon travail au ministère du Patrimoine canadien et mon travail sur le site web et le podcast. Elle m’a répondu: “Oui. Vous ne pouvez pas être une militante et travailler pour le gouvernement. Vous devez choisir. Nous avons tous fait ces choix.»

Selon Mme Bains, sa supérieure lui aurait affirmé lors d’un second entretien, le 11 octobre, qu’elle ne pouvait pas s’exprimer publiquement sur le racisme ou les questions liées à la race - alors qu’elle travaillait sur un programme de lutte au racisme de Patrimoine canadien - «parce que ça pourrait donner l’impression que je n’étais pas neutre et que j’avais un biais».

On lui aurait aussi dit qu’elle ne pouvait pas écrire sur les arts et la culture, puisque ce sont des champs d’intervention de Patrimoine canadien.

«Ça ne faisait aucun sens et je commençais à me fâcher.»

Un syndicat qui encourage l’activité politique

Mme Bains affirme qu’elle était confuse parce que le Syndicat des employés nationaux, qui la représente, fait partie de l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), qui encourage ses membres à être actifs sur le plan politique. L’AFPC informe ses membres qu’ils sont libres d’exprimer leurs opinions politiques en public, de lever des fonds pour des partis politiques et d’écrire des lettres ouvertes, tant qu’ils le font à l’extérieur de leurs heures de travail et ne s’identifient pas en tant que membres de la fonction publique.

Son contrat d’embauche stipulait qu’elle a le droit de participer à des activités politiques «en maintenant le principe d’impartialité politique de la fonction publique».

Les fonctionnaires de Patrimoine canadien sont soumis à un code de valeurs et d’éthique et ont «une obligation de loyauté» envers le Gouvernement du Canada.

«Les fonctionnaires peuvent participer à des activités politiques ou extérieures, tant que celles-ci ne portent pas atteinte ou ne pourraient pas être considérées comme portant atteinte à leur capacité d’exercer leurs fonctions de manière impartiale», a écrit Magdalena Bober, de la Commission de la fonction publique, dans un courriel au HuffPost Canada jeudi.

Le document sur l’obligation de loyauté indique que celle-ci «englobe l’obligation de ne pas critiquer publiquement le gouvernement du Canada», et que tout manquement est passible de mesures disciplinaires, y compris le congédiement.

«Toutefois, l’obligation de loyauté n’est pas une valeur absolue, et les critiques ouvertes peuvent être justifiées dans certaines circonstances», peut-on y lire.

“En tant que citoyenne, je me suis exprimée en mon nom.”

- Manjot Bains

Les fonctionnaires peuvent s’exprimer publiquement lorsque le gouvernement commet des actes illégaux, met en danger la sécurité du public ou lorsque ses critiques «n’ont aucun effet sur son aptitude à accomplir d’une manière efficace ses fonctions ni sur la façon dont le public perçoit cette aptitude».

«Je n’ai pas accordé l’entrevue en tant qu’employée de Patrimoine canadien. Je ne l’ai pas mentionné. En tant que citoyenne, je me suis exprimée en mon nom et en celui de mon site web Jugni Style et du podcast», précise Mme Bains.

Lors de leur seconde rencontre, la superviseure de Mme Bains lui aurait expliqué que si elle comptait aller de l’avant avec un épisode de son podcast portant sur le racisme et l’élection fédérale, elle devrait démissionner avant que l’épisode ne soit rendu public.

«Je trouvais que ce qui se passait n’était pas bien. C’était une question de principe. Je me faisais dire que je ne pouvais pas faire ces choses, alors qu’on m’avait dit qu’elles ne me plaçaient pas en conflit d’intérêt. Ça n’avait pas de sens à mon avis», s’insurge Mme Bains.

Elle a démissionné, et il a été décidé que son dernier jour de travail serait le 16 octobre.

«La décision de quitter a été très stressante à prendre. Je n’avais pas d’autre emploi qui m’attendait», dit-elle. «J’ai commencé à avoir des attaques de panique, ce qui n’est pas habituel pour moi.»

La veille de son départ, Mme Bains a envoyé un courriel à sa superviseure, résumant leurs deux rencontres. Le lendemain, celle-ci lui a répondu qu’elle avait un souvenir différent de leurs échanges et a demandé à l’employée si elle souhaitait reconsidérer sa démission. Elle a demandé d’écouter le podcast avant qu’il ne soit diffusé.

Mme Bains a refusé.

«Ils n’arrêtaient pas de changer d’idée. Ils m’ont engagée en me disant que tout était beau, que je n’étais pas en conflit d’intérêt. Ensuite, ils changent d’idée et décident que finalement, il y a un conflit d’intérêt. Et après, ils disent: “Non ça va, tu peux garder ton podcast. On veut juste l’écouter et avoir un contrôle éditorial”, ce qui est ridicule», résume Mme Bains.

Manjot Bains a déposé un grief auprès de son syndicat, alléguant que le ministère avait violé sa convention collective et l’avait injustement accusée d’être en conflit d’intérêt.

La porte-parole du Syndicat des employés nationaux Aurélie McDonald a refusé de répondre aux questions du HuffPost, sauf pour mentionner que bien qu’il fasse partie de l’AFPC, il a aussi ses propres politiques.

Pour Mme Bains, la situation prouve que le Gouvernement du Canada a encore du travail à faire lorsqu’il est question de racisme. Une partie importante de son travail consistait à évaluer des demandes de subventions pour des programmes de lutte au racisme.

“Ils s’attendaient à ce que je sois obéissante.”

- Manjot Bains

«Alors ils embauchent une femme de couleur pour gérer ces programmes. Et ça donne de la légitimité à ce qu’ils font», dit-elle.

«Mais si je m’exprime - et ma critique était très petite, si petite - ils me disent que je dois me taire. C’est de la merde… Ça me tue. Parce que je trouve que c’est souvent ce à quoi on s’attend des femmes de couleur, certainement des femmes à la peau brune. Ils s’attendaient à ce que je sois obéissante.»

«Et ensuite quand je me bats? Je vais être perçue comme une femme de couleur folle avec une grande gueule. Je ne suis ni l’une ni l’autre.»

Mme Bains prévoit chercher du travail après les Fêtes, lorsqu’elle aura eu le temps de récupérer.

«La lutte au racisme est quelque chose qui m’importe beaucoup personnellement», dit-elle. «J’aimais aller au travail tous les jours, ce qui n’est pas toujours le cas…. Ça me manque.»

Ce texte initialement publié sur le HuffPost Canada a été traduit de l’anglais.

À VOIR AUSSI: Petite histoire des «blackfaces» aux États-Unis

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