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État islamique: la terreur par l'image

La professionnalisation du dispositif de communication de l'Etat islamique doit beaucoup à la venue progressive de djihadistes européens dans les rangs de l'Etat islamique en Iraq et en Syrie.
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Une plage. Des soldats habillés en noir, armés d'un couteau, marchent le long du rivage. Chacun dirige un prisonnier, habillé en orange. Tout d'un coup l'image se floute : les soldats et les prisonniers disparaissent. Puis réapparaissent un peu plus proche de la caméra. Le plan change : les prisonniers sont agenouillés, derrière eux se tiennent debout leurs bourreaux. Le bruit des vagues est augmenté artificiellement. On entend la respiration forte des prisonniers qui se préparent à mourir. Quelques gros plans. Certains prient les yeux fermés. Puis la violence se déchaîne. À la fin de la vidéo, la caméra filme la mer ensanglantée.

Il ne s'agit pas d'une séquence tirée du dernier film de James Cameron ou de Steven Spielberg. Cette vidéo glaçante, à l'imagerie hautement symbolique et à la qualité de production sidérante, a été diffusée le week-end dernier par l'État islamique, cette organisation terroriste qui a créé ex nihilo un État sunnite et qui contrôle un territoire grand comme la moitié de la France, à cheval entre l'Iraq et la Syrie. Il faut se rendre à l'évidence : on a ici affaire à une menace qui n'a plus rien à voir avec Al Qaida. Cette menace est organisée, administrée, financée. Elle agit comme une structure étatique. Elle pense sa communication et elle en a les moyens, s'appuyant sur un département média, la société Al Furqan Media, qui dirige et coordonne toutes les actions de communication de l'organisation, dont la production et la diffusion des vidéos de propagande sur Internet.

Tout a commencé avec la diffusion d'une série de quatre films ultra-violents, « Le Choc des Epées ». La mise en scène est encore approximative, mais le montage sophistiqué, les effets de caméras, le choix des cadres tranchent avec la propagande djihadiste traditionnelle. Lors de la diffusion du quatrième épisode en juin 2014, la presse parle alors d'une « production hollywoodienne ». Ils n'ont encore rien vu.

À la mi-septembre 2014 est diffusé sur YouTube un long métrage qui révolutionne littéralement les codes de communication et marque une véritable étape dans la professionnalisation du dispositif de propagande de l'EI. Intitulé Flames of War, il fait le récit des conquêtes territoriales de l'EI. Le film est un objet de communication inédit : ce qu'on regarde ressemble à du cinéma, mais c'est pourtant bel et bien la réalité qui est montrée. Une réalité certes scénarisée, mais la réalité quand même. Du jamais vu.

Après une première séquence et un générique introduit par la voix charismatique du porte-parole de l'organisation Abu Mohammed al-Adnani, les scènes de guerre, d'une beauté visuelle stupéfiante, se succèdent pour conclure sur une menace d'al-Baghdadi adressée à l'Amérique. La qualité de l'image interpelle : la définition est impeccable, les filtres caméras omniprésents. La mise en scène est d'une sophistication extrême, utilisant à plein régime le langage cinématographique : ralentis à foison, montage épileptique, utilisation pour certaines séquences de caméras à l'épaule, séquence de bataille la nuit via l'utilisation de caméras à vision nocturne. Des musiques religieuses font le lien entre les scènes de guerre. Et surtout, une voix off se fait entendre tout le long du film : en anglais, le narrateur s'exprime au passé, décrivant les exploits guerriers des héros de l'État islamique, à la manière d'un Homère racontant les exploits d'Achille. Cette comparaison n'est pas absurde : dans les deux cas, il s'agit de construire, par l'écrit ou par l'image, une véritable mythologie par le biais de grands récits fondateurs.

Une autre comparaison peut aider à mieux comprendre le véritable objectif de cette communication. Comme l'a très bien montré Jean-Michel Valantin dans son ouvrage Hollywood, le Pentagone et Washington (2004), certains films de guerre hollywoodiens sont fabriqués en lien étroit avec le Pentagone qui fournit du matériel militaire aux producteurs et réalisateurs de ces films. La raison en est très simple : ces films sont des vecteurs d'influence, d'attraction et de séduction bien plus efficaces que n'importe quelle campagne de recrutement réalisée par l'armée américaine. Car c'est bien de recrutement qu'il est question. Pour recruter, il faut inspirer et donner à voir la grandeur de son projet. C'est exactement ce que fait l'État islamique en utilisant le langage cinématographique dans ses vidéos.

Cette professionnalisation du dispositif de communication de l'État islamique doit beaucoup à la venue progressive de djihadistes européens dans les rangs de l'État islamique en Iraq et en Syrie (on l'attribue notamment à un djihadiste allemand, Abou Talha al-Almani). En mai dernier, l'État islamique a créé une nouvelle société de média, Al-Hayat Media, qui produit et diffuse l'ensemble de la propagande destinée au public occidental. L'EI a parfaitement conscience qu'il y a dans certains pays d'Europe (Belgique, Allemagne, France, Grande-Bretagne...) un vivier de recrutement extrêmement prometteur, et qu'il faut donc adapter le discours à ce public. C'est ce qu'on appelle dans le langage de la communication une « stratégie ciblée ». Une stratégie gagnante si l'on en croit les récents chiffres avancés par les services de renseignements selon lesquels 1281 ressortissants français seraient impliqués dans le djihad (dont une grande partie dans les rangs de l'EI), soit une augmentation de 130 % en un an.

Reste que cette propagande n'aurait pas le même effet si elle ne s'accompagnait pas d'un discours de légitimation s'appuyant constamment sur les textes sacrés et les figures historiques les plus célébrées de l'Islam. Dans son désormais célèbre prêche à la mosquée de Mossoul diffusé le 5 juillet dernier dans lequel il se proclame calife de tous les musulmans, Abu Bakr al-Baghdadi, tout de noir vêtu (la couleur de Mahomet en période de guerre), tient ce discours étonnant : « Je suis le wali désigné pour vous diriger, mais je ne suis pas meilleur que vous. Si vous pensez que j'ai raison, aidez-moi, et si vous pensez que j'ai tort, conseillez-moi et mettez-moi sur le droit chemin ». Peu d'observateurs ont souligné qu'il s'agissait, quasiment mot pour mot, des paroles prononcées par le premier calife de l'Islam, Abu Bakr as-Siddiq, à la mort de Mahomet en 632. Le symbole est très fort, et permet de mieux comprendre ce qui, derrière la puissance des images, donne à l'État islamique une telle aura et un tel pouvoir d'attraction auprès de jeunes musulmans occidentaux radicalisés qui vivent dans des sociétés qui, pour reprendre le mot de l'historien du monde arabe Henry Laurens, « ont perdu le sens du sacré ».

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