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Comme enseignante, je suis dans un bateau... qui prend l'eau

Maintenant, je suis seule avec ces dizaines de paires d’yeux qui me jaugent. Chaque fois que je rejette à la mer un de mes seaux, ces petits yeux gardent espoir. Mais je suis fatiguée. Épuisée.
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Je suis dans un bateau. Qui prend l’eau. Et j’écope, j’écope, j’écope. De toutes mes forces et depuis longtemps. Près de moi, il y a des enfants qui me regardent. Je ne peux pas les laisser tomber.

Je ne suis pas capitaine. Je ne suis que matelot. Un matelot parmi d’autres, qui aime la mer. Je sais qu’elle est parfois tumultueuse et je le savais avant de m’embarquer. J’avais à mes côtés des hommes et des femmes, outillés pour m’épauler. Mais ça, c’était avant qu’ils tombent au combat ou qu’on les réquisitionne ailleurs. Maintenant, je suis seule avec ces dizaines de paires d’yeux qui me jaugent. Chaque fois que je rejette à la mer un de mes seaux, ces petits yeux gardent espoir. Mais je suis fatiguée. Épuisée.

Je regarde plus haut, pour tenter d’apercevoir du mouvement. Une lueur, une étincelle, un signe qui m’indiquerait qu’on me voit, qu’on sait et qu’on arrive. Cependant, rien. Au contraire, même! Au lieu de chercher les fuites, on m’apporte un plus gros seau…

J’entends dire dans les rangs qu’il faudrait arrêter d’écoper et se laisser couler, histoire que l’eau se rende dans les appartements du capitaine… Je sais bien que c’est un risque pour les petits yeux que j’aime tant et pour moi. Je crains qu’à terre, on dise que c’est de ma faute si on a coulé et que je n’étais juste pas assez courageuse pour l’emploi. Sauf que ce n’est pas que moi. Nous sommes des milliers à nous battre en vain pour sauver le navire. Nous sommes des milliers à dénoncer. Nous sommes des milliers à demander que les petits yeux deviennent une vraie priorité.

“J’ai peur. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur de ne pas pouvoir sauver tout le monde.”

J’entends dire que ce n’est pas le temps, car la mer est mauvaise. La Marine a d’autres bateaux à gérer et le mien, après tout, flotte encore. J’entends même dire que je devrais me compter chanceuse d’avoir encore un seau. Mais les petits yeux sont là, devant moi. Ils ont besoin d’aide. Maintenant. Pour eux, le temps, c’est aujourd’hui… ou même hier. Plus tard, il sera trop tard. En plus, cela fait plusieurs saisons qu’à chaque nouveau voyage, je regarde le bateau s’étioler encore un peu plus… Plusieurs voyages à voir des cohortes sacrifiées. Combien y en aura-t-il encore?

J’ai vu partir d’autres matelots. S’il est vrai qu’il y avait dans leurs yeux un certain soulagement, je n’en connais pas un qui soit parti avec la joie au cœur. Et moi, si je partais…? J’entends les gens à terre qui le font. Ils trouvent leur bonheur ailleurs, et c’est très bien!

Mais si je pars, qui prendra ma place? Ceux qui m’ont vu partir au quai et qui m’ont souhaité «Bonne chance!» au lieu de me souhaiter «Bon voyage»? Ceux qui se sont dit, en me voyant quitter le port, que la mer, ce n’est pas pour eux? Ceux qui, lorsqu’ils sont dans le bain, rêvent d’en sortir parce que «l’eau, ça fourmille, ça frétille, ça éclabousse et ça bouge beaucoup trop, alors un océan tout entier… Non merci!? »

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Pourtant, ce sont les mêmes qui me regardent pendant la saison morte, et qui me jugent comme si cette inaction était la preuve de ma paresse. Pensent-ils vraiment que j’ai choisi la mer pour être clouée au sol? Savent-ils seulement combien de fois je me suis promenée près du port en pensant à mon prochain voyage? Savent-ils que déjà, je prépare ma valise en y ajoutant un peu plus de ci, ou un peu moins de ça, parce que chemin faisant, je m’ajuste ? Savent-ils que j’ai hâte presque autant que j’ai peur, chaque fois que je remets un pied sur le bateau?

Oui. J’ai peur. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur de ne pas pouvoir sauver tout le monde. Peur de me retrouver seule devant des défis trop grands pour moi. Peur de ne plus avoir la force d’écoper, une année encore.

J’ai entendu une rumeur. Sur un autre bateau, des gens sont morts, malgré les efforts des matelots. Ne pouvant lutter sur tous les flans, certaines cales se sont remplies… Plus haut, dans le navire, on a vanté les efforts de l’équipage en leur disant qu’ils étaient des héros. C’est pratique, non? Quand on est un héros, on ne peut pas baisser les bras… Sauf qu’on semble avoir oublié que lorsqu’on est capitaine, on ne peut pas simplement regarder le temps qu’il fait. Cela ne suffit pas d’élever des gens au rang de héros. Il faut que le bateau cesse de couler.

“On ne sait pas ce que vit un matelot simplement parce qu’on a déjà embarqué sur un navire…”

La rumeur dit aussi que suite à tout ça, sur la terre ferme, on a crié au changement. Un vent de solidarité a soufflé. Et ça aussi, ça me fait peur. Ce vent-là se soulève-t-il uniquement lorsqu’on présente des morts? Les petits yeux qui me regardent valent-ils moins que d’autres, plus grands? Ma bataille doit-elle être jugée moins importante, simplement parce que d’autres bateaux sont en détresse eux aussi? On ne sait pas ce que vit un matelot simplement parce qu’on a déjà embarqué sur un navire… Et on ne peut pas changer les choses en me demandant de continuer d’écoper en silence.

Je ne suis pas capitaine. Je ne suis que matelot. Mais si le bateau flotte encore, c’est parce que nous sommes des milliers à continuer d’écoper. Mes demandes ne sont pas farfelues et égoïstes. Mon angoisse n’est pas une attaque à celle des autres. Ma bataille est celle de tous ceux qui veulent que l’école puisse vraiment changer la vie.

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