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Nous n'élevons ni une fille, ni un garçon, nous élevons notre enfant

Mon choix parental consiste à ne pas enfermer mon enfant dans le carcan de la binarité rose contre bleu. Il n’est pas lié à un événement particulier mais a mûri au fil du temps.
Mary Kearl et son enfant
Courtoisie de Mary Kearl
Mary Kearl et son enfant

Élevée du côté “rose” de la binarité, avec petits nœuds dans les cheveux, bas à volants, robes, cours de danse classique et de gymnastique, j’essaie, en tant que mère, de ne rien reproduire de tout cela. Je sais que je ne fais comme la plupart des parents mais la manière d’éduquer les enfants est propre à chacun et doit être respectée.

Mon choix parental consiste à ne pas enfermer mon enfant dans le carcan de la binarité rose contre bleu. Il n’est pas lié à un événement particulier mais a mûri au fil du temps. Mon mari et moi souhaitons lui donner le plus d’options possibles dans la vie.

Nous avons commencé par refuser de connaître son sexe biologique (et non le genre: comme me l’a rappelé un médecin, le genre est une identité que l’on adopte) avant l’accouchement. Ce qui m’a obligée, pendant ma grossesse, à rappeler à plusieurs professionnels de la santé de ne pas me le dévoiler.

Ses neuf premiers mois d’existence dans mon ventre ont donc laissé libre cours à toutes ces possibilités et, le jour J, après plus de 40 heures de travail, mon mari et moi étions tellement sous le choc lorsque notre bébé de quatre kilos a finalement décidé de pointer le bout de son nez que nous n’avons pas tout de suite demandé à la sage-femme son sexe biologique, le cordon ombilical occultant la région génitale.

“J'ai envie de réfléchir aux mots que nous employons et à la façon dont nous créons (ou renforçons) des normes de genre sans nous en rendre compte.”

Ses premières minutes de vie sont probablement les seules où il ne devra répondre à aucune des attentes de la société en termes d’apparence, de comportement ou d’émotions. Car, dès que les infirmières ont su de quel sexe il était, elles ont adopté un langage qui reflétait la façon dont nous considérons les hommes et les femmes.

D’ailleurs, j’ai sans doute prononcé moi-même, sans réfléchir, ce genre de phrases bateau: “Votre fille est ravissante”, “Vous avez un petit gars très costaud.” Aujourd’hui, parce qu’il s’agit de mon enfant, j’ai justement envie de réfléchir aux mots que nous employons et à la façon dont nous créons (ou renforçons) des normes de genre sans nous en rendre compte.

La toute première fois que j’ai abordé le sujet, j’étais encore à l’hôpital. Une infirmière m’aidait avec mon cathéter dans la salle de bain quand j’ai entendu mon mari, dans la chambre avec mes parents, parler de notre bébé avec des mots genrés. Malgré les antidouleurs et les saignements qui m’obligeaient à rester sous surveillance, j’ai eu une révélation.

De retour dans la chambre, je lui ai demandé de réfléchir aux mots qu’il avait prononcés, au sentiment ou à l’émotion qu’il essayait de faire passer. Les phrases telles que “ma belle princesse” ou “mon beau petit bonhomme” ne sont-elles pas des substituts servant à exprimer l’amour et la fierté?

Depuis, il a recours à “mi vida” (“ma vie”) pour transmettre ce même sentiment de joie pure et d’amour inconditionnel qu’il a ressenti ce jour-là. Cette conversation en a engendré d’autres sur la réaction à adopter face aux mots des autres et aux cadeaux de naissance (parfois genrés) que nous avons reçus.

Pendant un an et demi, notre projet d’élever un enfant sans sombrer dans les stéréotypes sexistes a principalement tourné autour de ses vêtements. J’ai passé des heures à souffrir dans les boutiques pour enfants ou sur les sites de vente en ligne avant de me résoudre à faire mes emplettes aux rayons “fille” et “garçon”.

Lors d’un passage chez feu Toys ‘R Us (on nous avait offert une carte-cadeau), j’ai fait plusieurs fois le tour du rayon de vêtements pour bébé dans l’espoir de trouver quelque chose qui ne soit ni rose, ni bleu, ni blanc, ni gris. Des couleurs qui, non seulement, sont loin d’être neutres mais se révèlent aussi très salissantes.

La réalité m’a rattrapée plusieurs fois et rappelé que le genre assigné par défaut était masculin, jusqu’à preuve du contraire. Quelques semaines après sa naissance, nous sommes allés faire sa première photo de passeport. Et puisqu’il portait un vêtement blanc, le photographe n’a pas hésité une seconde en nous disant combien notre “fils” était “beau”. Mais, dès qu’il porte des couleurs vives, il devient généralement une “jolie petite fille” ou une “petite princesse”.

Ce qui soulève la question suivante: a-t-on d’abord mis des nœuds autour de la tête des bébés pour les identifier comme fille ou considère-t-on qu’un individu doit forcément “porter des vêtements voyants” pour être perçu comme fille?

Quand notre bébé a eu un an, nous sommes partis vivre six mois en Amérique du Sud. Une expérience qui m’a montré que les détails identifiant un sexe non masculin peuvent être encore plus significatifs: dans certains pays que nous avons visités, les bébés sont non masculins si et seulement si ils ont les cheveux longs, portent de “jolis” vêtements colorés et des nœuds ou autres accessoires et, surtout, ont les oreilles percées.

Sortir du dress code binaire n’était qu’un échauffement. Il fallait prendre de bonnes habitudes, épingler nos préjugés, éliminer les mots genrés tels que “joli” ou “beau” de notre vocabulaire. Pour la première fois, j’ai coupé mes cheveux longs, histoire de voir si ça me plaisait. Pour la même raison, mon mari a laissé pousser les siens.

“Elle ne connaîtra rien d’autre que cette manière de vivre. C’est désormais la nôtre”

La génération la plus âgée de notre famille nous a soutenus dans notre démarche et, pour Noël, ma mère a offert à mon père un kilt au tartan rattaché à notre famille. À un ami qui leur demandait pourquoi ils s’embêtaient avec tout ça puisque leur petite-fille ne s’en souviendrait même pas, ils ont répondu: “Elle ne connaîtra rien d’autre que cette manière de vivre. C’est désormais la nôtre.”

Depuis que mon enfant sait marcher, qu’il sort en public et enregistre tout ce qu’il entend, nous explorons nous aussi un territoire inexploré, celui des perceptions genrées du comportement et des émotions. Je ne sais pas encore très bien comment réagir, par exemple, lorsque des gens disent: “Elle est bien élevée” quand notre enfant de vingt mois se montre respectueuse envers les autres, un comportement que je l’encourage à adopter indépendamment de l’identité de genre.

Quand un bébé qui porte des vêtements perçus comme féminins pleure en public, les gens sont plus susceptibles de porter un jugement et de le faire taire. Quand il porte des vêtements masculins, je n’ai pas à m’inquiéter du niveau sonore de ses cris.

Notre famille est aussi confrontée à un autre problème. Nous parlons anglais et espagnol et, hormis la récente popularisation du néologisme non genré Latinx, utilisé pour désigner les personnes s’identifiant comme latino-américaines, la langue espagnole telle qu’elle est parlée et écrite aujourd’hui est binaire. Nous utilisons donc des pronoms genrés dans les deux langues. J’admire les familles qui pratiquent l’éducation “theybies” (en utilisant la forme neutre plutôt que “elle” ou “il”) et peut-être que si j’avais réfléchi au concept avant la naissance de notre propre enfant, j’aurais trouvé une alternative.

Pour le moment, j’essaie de ne pas laisser mes mots ou ceux des autres définir le futur de mon enfant.

“Je veux que mon enfant sache que tout le monde mérite d’être aimé, indépendamment de ses couleurs de prédilection, de son style vestimentaire ou de ses loisirs.”

Les mots que j’utilise peuvent être imparfaits. La manière dont je mets mes convictions en pratique manque parfois de cohérence, surtout lorsque je ne me sens pas préparée ou que je suis mal à l’aise à l’idée de corriger les propos des gens. Mais mes intentions partent d’un bon sentiment: je veux que mon enfant sache que tout le monde mérite d’être aimé, indépendamment de ses couleurs de prédilection, de son style vestimentaire ou de ses loisirs.

Les looks, attitudes, intérêts, émotions et identités peuvent être fluides et évoluer avec le temps, quel que soit notre sexe biologique. Personne ne doit être limité dans son ambition, connaître la discrimination, l’intimidation ou la violence en raison de son sexe.

L’exercice d’une parentalité où le sexe n’est pas assigné à un genre donné et où l’enfant a la liberté d’exprimer le genre qui lui convient (féminin, masculin, aucun des deux ou l’un et l’autre) est important pour moi car je sais que le binaire rose et bleu est toxique et empêche certaines personnes de prendre conscience de leur identité véritable et de l’exprimer.

Je me considère comme une femme, mais mon idée de la “femme” a évolué avec les années et je ne souscris à quasiment aucune des injonctions genrées de la société en termes de code vestimentaire, comportement ou émotions.

J’ai grandi chez les Mormons, où l’une des croyances tacites est que les femmes sont en tous points inférieures aux hommes. Il m’a fallu des années pour la désapprendre, de même que d’autres constructions genrées. Ce que je souhaite pour mon enfant, c’est qu’il n’ait pas à s’affranchir de quoi que ce soit et qu’il puisse être qui il est, tout simplement.

“Cette positivité, cet amour et cette liberté que nous lui avons transmis, et que nous continuons à lui transmettre, accompagneront notre enfant à chaque étape de sa vie”

Jusqu’à ses dix-huit mois, nous avons eu la chance de pouvoir nous occuper de notre enfant nous-mêmes, avec l’aide de mes parents et de ma belle-sœur qui ont tous adhéré à notre approche. Il a maintenant presque deux ans et nos obligations professionnelles vont peut-être changer. Nous envisageons la garderie et, ensuite, les écoles publiques bilingues.

Au vu des efforts que nous avons tous déployés pour créer un espace sûr dans lequel notre enfant peut grandir et devenir la personne qu’il est supposé devenir, j’ai peur des messages que les aidants et enseignants potentiels pourraient envoyer à mon enfant.

Parfois, la tâche paraît insurmontable. Des choses apparemment simples, comme aller aux toilettes ou pratiquer un sport d’équipe à l’école, seront des sujets à prendre en compte car ils nous rappellent combien la société est genrée.

J’ai demandé à un collègue que j’admire comment il fait pour envoyer son enfant à l’école tous les jours sans craindre que d’autres ne phagocytent l’environnement favorable qu’il a créé chez lui. Quand les choses se corsent, je pense à ce qu’il m’a répondu: cette positivité, cet amour et cette liberté que nous lui avons transmis, et que nous continuons à lui transmettre, accompagneront notre enfant à chaque étape de sa vie.

Quand je regarde mon enfant s’élancer avec détermination sur le chemin de terre devant la maison, je ne vois pas une fille ou un garçon, mais une petite personne pleine de vie et de possibilités. Et j’espère qu’il en sera toujours ainsi.

Ce texte, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast ForWord, pour le HuffPost France.

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