Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Souverains et sujets

Dans leur expansionnisme judiciaire, nos amis américains sont tombés sur un os. La souveraineté des États-Unis ne bute que sur celle de la Chine.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

L'impérialisme soft de nos amis américains est connu. Il existe dans le domaine du renseignement, on vient de le voir; dans le domaine militaire, c'est évident; dans le domaine politique aussi; et même dans le domaine psychiatrique puisque le DSM (1) à vocation mondiale (dont la version 5 vient d'être publiée) étiquette tous les comportements afin que chaque symptôme corresponde à une molécule produite par les laboratoires.

Reste l'impérialisme judiciaire, dont on a vu l'importance avec l'amende de 9 milliards de dollars infligée à la BNP Paribas par le Department of Justice américain et les centaines de millions de dollars payés par d'autres sociétés françaises, allemandes et d'Europe du Nord, en général.

Cette expression, «impérialisme judiciaire», peut heurter. Disons qu'il s'agit d'une juridiction économique universelle qui affirme la compétence des juridictions américaines sur toutes les transactions financières qui se font dans le monde en dollars. C'est en vertu de cette règle qu'a été mené en Suisse le raid contre les membres corrompus de la FIFA.

Comme Shakespeare le faisait dire à Hamlet: «Rien n'est ni bon ni mauvais, tout dépend de ce qu'on en pense». On pourrait considérer que cet impérialisme soft qui opère comme une régulation mondiale bénéfique pallie le manque de gouvernance universelle dont souffre la planète

Mais c'est sans compter avec le reste du monde. Traditionnellement, les Chinois considèrent les «longs nez» que nous sommes comme des êtres barbares. Il y a l'Empire du Milieu et le reste du monde. La Chine a rarement été expansionniste dans son histoire, notamment parce qu'elle ne voyait pas l'intérêt de conquérir des zones barbares, l'essentiel étant de protéger... l'essentiel, c'est-à-dire elle-même.

Dans leur expansionnisme judiciaire, nos amis américains sont tombés sur un os. C'était d'ailleurs assez prévisible: «On peut se demander ainsi ce qui se passera lorsque ce système butera sur le fonctionnement de la vie économique qui en Russie, en Chine ou en Inde par exemple, ne ressemble pas du tout à celui des États-Unis, de l'Europe des 27, ni même de celle des 47.» (2)

Un petit événement que seul Le Monde a relevé récemment, sous la plume d'une chercheuse, Isabelle Feng accroche le grelot: il s'avère que dans une demande d'informations adressée par la SEC (Security Exchange Commission, une sorte d'Autorité américaine des marchés financiers) en avril dernier à la banque JP Morgan, figurait le nom de Wang Qis-Han, le bras droit du président chinois Xi, ancien banquier reconverti en capitaine de la lutte anti-corruption.

Cette demande d'informations a été rejetée et, compte tenu des menaces de la SEC, l'intéressé a annulé son voyage aux États-Unis. Dans une autre affaire, la SEC a demandé aux quatre grands cabinets d'audit (les «Big Four»: PW, EY, Deloitte, KPMG) et conformément à la loi Sarbanes-Oxley, de lui fournir des documents comptables de leurs clients chinois cotés aux États-Unis. En janvier 2014, malgré la confidentialité de ces documents du point de vue chinois, un juge américain a cependant ordonné aux quatre auditeurs récalcitrants de se plier à la loi américaine sous peine de voir les activités des filiales chinoises suspendues.

Devant cet énervement, la Chine a promulgué deux mois plus tard une nouvelle loi sur les secrets d'État. Et en février la SEC, déclarant l'affaire close, a admis que les obligations de transparence comptable ne s'appliquaient pas aux entreprises chinoises cotées aux États-Unis.

En fait, la SEC a capitulé et l'on évoque désormais les droits extraterritoriaux dont jouissent les sociétés chinoises qui opèrent sur le sol américain. Comme le conclut Isabelle Feng, «bien que la SEC soit déjà en guerre contre les banquiers crocodiles en brandissant le fameux FCPA (celui qui est appliqué aux sociétés européennes), il y a fort à parier que les enquêtes sur les faits de corruption impliquant le pouvoir chinois feraient beaucoup de bruit... pour finir en queue de poisson». (3)

En ricanant, version conservatrice, on peut considérer que la justice n'existe pas, puisqu'elle trouve sa limite devant la souveraineté des États. Mais une fois qu'on a dit cela, on n'a pas dit grand-chose. Les faits de corruption existent et sont réprimés par les pays adhérents à l'OCDE et par les Américains avec leur FCPA (Foreign Corruption Practice Act) qui date de 1977. La juridiction américaine étant pratiquement universelle, c'est elle qui, avec les Anglais qui ont adopté le même système avec leur Bribery Act applicable en 2014, règle les problèmes de la délinquance économique mondiale. Et tant pis si les Chinois ne veulent pas se plier à ces disciplines.

Un deuxième commentaire, prospectif cette fois, serait de constater que la souveraineté des États-Unis ne bute que sur celle de la Chine. Il n'en existe aucune autre véritable, pas plus de la France que de l'Union européenne, incapables de créer un procureur européen, tant prédomine l'idée qu'il pourrait empiéter sur les compétences nationales! Aujourd'hui, l'Europe est en train de fêter le maintien dans la zone euro d'un de ses 19 membres, au prix de contorsions épuisantes de la part de tous ses membres souverains. L'Europe est en retard .

Dans cette grande partie mondiale, nous avons les États-Unis, la Chine, et une Europe diminuée par son atomisation, totalement démunie, et dont les membres parfois, au nom du bien commun, sont dévorés par les Américains, dont le bras armé est alors le Department of Justice et la SEC sans équilibre, hormis quelques tentatives d'autorité de la commission européenne.

Il existe bien les États-Unis et le reste du monde d'un côté, la Chine et les BRICS qui organisent leur autonomie de l'autre. Les États-Unis sont pratiquement le seul ensemble cohérent qui se montre amical pour l'Europe, tout en étant prédateur, pour la «bonne cause» peut-être. Même si ce n'est pas ce monde que nous souhaitons, c'est celui dans lequel nous vivons. Un sursaut européen est peu d'actualité du fait de l'inévitable mais catastrophique Traité de Nice qui nous a tous paralysés. Nous risquons bien de subir encore et encore, essayant de devenir des sujets obéissants à ceux qui détiennent souveraineté et pouvoir, en espérant qu'ils soient mesurés et demeurent à peu près justes.

Notes:

1. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l'Association Américaine de Psychiatrie.

2. Dans "Le marché de la vertu", Deals de justice, sous la direction d'Antoine Garapon et Pierre Servan-Schreiber, PUF 2013, p.169.

3. Isabelle Cheng, chercheuse au Centre Perelman de philosophie du droit de l'Université Libre de Bruxelles, in "La justice américaine pliera-t-elle face au prince rouge chinois?" dans Le Monde, 2 juillet 2015.

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

10. Pays-Bas: 40 973 dollars

Les pays les plus riches du monde par habitant

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.