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Décrire le monde avec des nombres?

Nous ne décrivons rien sans les nombres. Je possède 12 chaussures, tu me dois 5 000 dollars, j'ai mis 6 heures pour rentrer chez moi, la Tour Eiffel mesure 300 mètres, etc. Pour compter, c'est assez simple: 1,2,3,... Ce sont les nombres naturels (en incluant le zéro). Ils sont à la base de l'arithmétique.
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Nous ne décrivons rien sans les nombres. Je possède 12 chaussures, tu me dois 5 000 dollars, j'ai mis 6 heures pour rentrer chez moi, la Tour Eiffel mesure 300 mètres, etc.

Pour compter, c'est assez simple: 1,2,3,... Ce sont les nombres naturels (en incluant le zéro). Ils sont à la base de l'arithmétique, et le mathématicien allemand Leopold Kronecker considérait que c'étaient les seuls nombres qui méritaient cette appellation:

"Dieu créa les nombres [naturels], le reste est l'œuvre de l'homme".

Parfait pour compter, mais nous devons aussi calculer et mesurer.

Les négatifs

Nous faisons sans cesse des soustractions. Si j'ai 1 000 dollars et que j'en dépense 20 000, combien me reste-t-il? Aucun nombre naturel ne convient.

L'existence d'une réponse exige l'invention des nombres négatifs (qui, ici, vont exprimer une dette). Avec eux, on complète la liste (les mathématiciens diraient l'ensemble): on obtient ainsi les entiers, les naturels étant les entiers positifs.

Les rationnels

Régler l'addition au restaurant demande d'effectuer des divisions. Mais nos savons bien que cela "ne tombe pas toujours juste": pas de résultat entier en général, ce qui nous mène à élargir encore la notion de nombre en introduisant les fractions; voici l'ensemble des nombres rationnels (incluant les précédents).

Les irrationnels

Il semble bien que cela ne suffise pas encore à décrire la réalité du monde.

Quelle est la longueur de la diagonale d'un carré de 2 mètres de côté? Aucun nombre rationnel ne convient.

La tradition rapporte que la première démonstration fut proposée par le Pythagoricien Hippase de Métaponte; et qu'il fut puni de ce sacrilège par la noyade:

"On dit que les gens qui ont divulgué les nombres irrationnels ont péri dans un naufrage jusqu'au dernier, car l'inexprimable, l'informe, doit être absolument tenu secret; ceux qui l'ont divulgué et ont touché à cette image de la vie ont instantanément péri et doivent rester éternellement ballottés par les vagues" écrit Proclus au Ve siècle après JC.

Elle fut en tous cas présentée par Euclide d'Alexandrie au IVe siècle avant JC.

A moins d'admettre que la longueur de la diagonale n'existe pas, il faut encore introduire une nouvelle espèce de nombres: les irrationnels. La valeur de la diagonale est un irrationnel que l'on écrit √2 (racine de 2). La construction de l'ensemble des nombre réels (qui inclut rationnels et irrationnels) est beaucoup moins facile et évidente que les précédentes; elle exige des mathématiques sophistiquées, qui par exemple impliquent la notion d'infini.

Les réels

Les nombres réels semblent enfin adaptés à la description du monde, d'où leur appellation: nous estimons qu'ils expriment correctement la longueur, la surface, le volume d'un objet, la durée d'un phénomène... Nous les utilisons sans même y penser, en oubliant qu'ils résultent d'une construction très élaborée.

Mais quelle est la raison d'une telle adaptation -au moins apparente- des nombres réels au monde réel? Est-elle si certaine?

Les complexes

On attribue à Gerolamo Cardano -dit Cardan- (XVIe siècle) la découverte des "quantités sophistiques" que l'on appelle aujourd'hui nombres complexes.

Mathématiquement, l'extension des nombres réels aux complexes constitue une procédure analogue à celle des rationnels aux réels. Et si l'usage des complexes ne s'impose pas dans la vie de tous les jours, ils se révèlent tellement indispensables pour certains calculs de physique que bon nombre de physiciens et mathématiciens les considèrent comme aussi "réels" que les nombres... réels: aussi bien adaptés -sinon mieux- à décrire la réalité physique.

Les mesures

Et depuis, les mathématiciens ont encore inventé d'autres espèces de nombres; par exemple des infiniment grands ou des infiniment petits, avec lesquels on peut calculer (presque) comme avec les nombres habituels.

Nous privilégions cependant les nombres réels pour la description du monde. Après tout, une mesure ne donne jamais un résultat infini ou complexe. Mais en y réfléchissant bien, le résultat n'est jamais non plus un nombre réel irrationnel.

Une mesure de longueur, par exemple, revient à établir combien de fois une grandeur unité (le cm) est contenue dans ce que nous mesurons. Elle donne toujours un rationnel.

En mesurant la diagonale, nous ne trouverons jamais √2 mais 1,4, ou 1,41, 1,414, etc. selon la précision; jamais la "vraie" valeur irrationnelle mais des valeurs qui s'en rapprochent.

Paradoxe: la valeur d'une grandeur est considérée comme un nombre réel; mais une mesure ne peut donner qu'un nombre rationnel (qui dépend de la précision). S'il existe une "vraie" valeur, elle est non mesurable.

Le réel - qu'il soit mathématique ou physique - reste donc inaccessible.

On a plutôt l'habitude d'entendre cette phrase à propos de la physique quantique. Cette dernière nous emmène encore plus loin. Elle associe bien des objets mathématiques aux grandeurs physiques: on peut les additionner, les multiplier, etc., comme des nombres, mais avec des règles différentes. Aussi, plutôt que de dire que la physique quantique manipule une nouvelle espèce de nombres, les physiciens préfèrent les qualifier d'opérateurs.

Quel est alors le choix optimal pour décrire le monde?

Rationnels, réels, complexes, opérateurs, etc? Sans doute dépend-il de la situation. Mais qu'une espèce ou l'autre convienne mieux, nous ne saurions pas expliquer pourquoi.

Nous constatons -et nous exploitons au mieux- la "déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences naturelles" qu'exprimait le physicien Eugène Wigner en 1960.

Pour aller plus loin:

Which number system is "best" for describing empirical reality?, Matt Visser

De l'infini, M. Lachièze-Rey et J.-P. Luminet; éd. Dunod 2005

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