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David Friedrich Strauss, ennemi allemand du Christ

Strauss publia entre 1835 et 1836 une sorte de biographie révolutionnaire de Jésus qui mit tout le monde en émoi.
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Qui se souvient aujourd'hui de cette grande figure du théologien protestant allemand du XIXe siècle, David Friedrich Strauss, né le 27 janvier 1808? Le public francophone ne le sait peut-être pas, mais c'est ce théologien, bien sous tous rapports, qui révolutionna l'univers feutré de la théologie spéculative en publiant entre 1835 et 1836 une sorte de biographie révolutionnaire de Jésus qui mit l'Europe entière en émoi. Le livre s'intitulait exactement: Das Leben Jesu, kritisch bearbeitet. (La vie de Jésus, un examen critique).

Le sous-titre est un euphémisme puisque Strauss, qui avait étudié la théologie et la philosophie à Tubingen et à Berlin, ne laisse rien subsister de l'édifice patiemment construit par l'Église catholique au cours de son histoire pluriséculaire.

Le livre fut un véritable best seller de l'époque et connut de multiples rééditions et traductions. En France, ce fut le libre penseur et célèbre lexicographe Émile Littré, membre de l'Académie française, qui le traduisit. Cette démarche ne fut pas anodine puisque, dès 1862, le jeune Ernest Renan, chassé par l'empereur Napoléon III de sa chaire d'hébreu et d'araméen au Collège de France, composa une belle Vie de Jésus qui n'aurait guère vu le jour sans l'apport du théologien protestant.

La critique moderne et contemporaine a sévèrement jugé ce livre mais le style de Renan a résisté à tout: 60 000 exemplaires en moins de trois mois! À telle enseigne que son fidèle et honnête éditeur, Michel Lévy, lui versa de nouveaux droits d'auteur en raison de l'immense succès commercial d'un livre si sensationnel.

À l'époque, c'était Hegel qui dominait la scène philosophique allemande et c'est tout naturellement que le jeune Strauss quitta Tubingen pour se rendre dans la capitale prussienne. Par malheur, le grand maître de l'idéalisme allemand mourut quelques jours après son arrivée à Berlin. On oublie souvent de signaler que Hegel lui-même, dans son jeune âge, avait conçu le projet d'écrire une biographie de Jésus, ce qu'il ne fit jamais. C'est Strauss qui réalisa ce projet si controversé.

En février 1839, les autorités de la bonne ville de Zurich offrirent au jeune théologien protestant, devenu célèbre, une chaire de dogmatique dans l'université qu'elles venaient de fonder.

Ceci provoqua une véritable levée de boucliers: les pasteurs, les paysans, toutes les forces réactionnaires se liguèrent pour chasser le professeur sacrilège. Près de deux mille paysans, armés de faux et de fourches, marchèrent sur la ville, occupèrent la place de la cathédrale et s'en prirent aux forces de l'ordre qui réagirent violemment: 14 victimes du côté des manifestants et un conseiller municipal tué alors qu'il essayait de parlementer.

Après une semaine de troubles, alors qu'il n'avait pas donné une seule heure d'enseignement, on dut mettre à la retraite le malchanceux professeur par lequel le scandale était arrivé...

Comme on le remarque aisément en consultant les témoignages des contemporains, les contestations religieuses consécutives à la publication de cette Vie (iconoclaste) de Jésus masquaient un malaise social profond: d'un côté se trouvaient les forces libérales, séduites par un modernisme naissant et désireuses de secouer le joug d'une église omniprésente dans la vie sociale, de l'autre une paysannerie, un monde rural sur la défensive, sentant que l'évolution lui échappait et que son avenir était hautement incertain. Si, en plus de cela, on lui subtilisait l'image traditionnelle de Jésus, que lui resterait-il?

Même les théologiens les plus progressistes de l'époque, ne cachaient pas leur étonnement: Strauss avait appliqué aux récits évangéliques les normes de la critique hégélienne, mettant à nu le fossé profond séparant le Jésus de l'Histoire de celui de la légende ecclésiastique. Strauss n'hésita pas à écrire que les récits évangéliques sur Jésus étaient un «amas de mythes» auxquels la conscience historique était réfractaire...

Il expliquait ensuite que l'on avait dû élever au rang d'un genre ce qui n'était pas acceptable au plan d'un simple individu car, dans ce dernier cas, les contradictions étaient trop criantes alors que dans le premier, elles se neutralisaient réciproquement et pouvaient revendiquer un peu de vraisemblance.

Strauss ne laissa pas passer l'affront des cléricaux sans réagir puisqu'il publia un violent pamphlet dès 1841 intitulé la dogmatique chrétienne dans son évolution historique et son combat contre la science moderne... Un tel titre laisse bien augurer du contenu de l'ouvrage!

Ce texte de Strauss allait illustrer fortement l'essor des échanges intellectuels entre la France et l'Allemagne. On ne mesure pas assez l'influence décisive du livre de Strauss sur le jeune Renan, même si ce dernier finit par s'autonomiser. Par exemple, l'idée renanienne que l'avenir du christianisme consistait en un humanisme vient du théologien allemand (Fortbildung des Christentums zum reinen Humanismus...)

Je rappelle succinctement les moments les plus marquants de la vie de Renan, ce jeune breton orphelin de père, issu d'une famille miséreuse et admis au séminaire théologique grâce aux efforts de sa sœur Henriette, qui intervint auprès d'un médecin parisien de sa connaissance. Repéré pour ses grandes qualités intellectuelles, le jeune homme passa du petit séminaire au grand séminaire d'Issy-les-Moulineaux. Sur place, et même plus tard en l'église Saint-Sulpice, il est taraudé par des questions existentielles qui minent gravement sa foi. Plus tard, parvenu à la célébrité, Renan nous livrera son vécu de ces années cruciales dans ses inoubliables Souvenirs d'enfance et de jeunesse, un ouvrage attachant qui se trouvait alors dans la bibliothèque de chaque famille française éclairée et humaniste.

Il y explique comment il perdit la foi. Une phrase concise, une seule de celles dont Renan avait le secret: j'appris l'hébreu, j'appris l'allemand, et cela changea tout.

Et effectivement, tout changea puisque le jeune séminariste renonça à embrasser la vocation ecclésiastique en découvrant les trésors de la critique des traditions religieuses. Chez Renan, la pensée est toujours véhiculée par un style admirable. Qu'on en juge en lisant cette unique phrase narrant son départ du grand séminaire: «Quand je descendis les marches de l'église Saint-Sulpice pour ne plus jamais les remonter en soutane...»

La critique historique peut avoir un effet dissolvant sur les croyances. Pour Renan, ce fut le cas. Pourtant, cet homme est resté, à sa manière, fidèle aux idéaux de son enfance: il voulait continuer à prêcher et demanda à être enterré dans une église. Ce qui lui fut naturellement refusé. Cet homme devenu libre penseur s'était attaqué à une puissance incontestée de l'époque, par son approche foncièrement critique des saintes écritures.

Or, une telle spéculation eut des conséquences incalculables sur la pensée européenne du XIXe siècle. Une réserve cependant: quand on entame une entreprise de désacralisation on en suscite obligatoirement une autre, une tentative de... re-sacralisation.

C'est tout le secret de la pensée dialectique.

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