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La base d'Incirlik est la base militaire que les Américains utilisent pour lancer des missions de bombardement contre l'État islamique au quotidien. Pendant la crise, les avions américains se sont vus interdits d'atterrir ou de décoller sur place «par ordre des autorités locales». Est-ce que la base est toujours en sûreté?
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Dans une situation aussi cacophonique qu'un coup d'État, certains éléments ont besoin d'un peu de temps avant de pouvoir faire surface. Maintenant que la poussière semble finalement retombée en Turquie, il est temps de parler de quelque chose de fort troublant qui est simplement passé inaperçu. Pour bien saisir l'importance des événements d'apparence sans signification particulière, vous avez besoin d'un peu de contexte, je le concède.

À travers la mêlée des récentes turbulences, la base aérienne de Incirlik, au sud de la Turquie, fut mise sous son plus haut état d'alerte alors que le courant fut coupé pendant plusieurs heures. Jusque là, rien de vraiment surprenant. Quelque chose a dû arriver, après tout, le Parlement se prenait des bombes en pleine session donc pourquoi pas l'aéroport quant à y être? Oui, mais pas n'importe quelle base aérienne. La base d'Incirlik est la base militaire que les Américains utilisent pour lancer des missions de bombardement contre l'État islamique au quotidien. Pendant la crise, les avions américains se sont vus interdits d'atterrir ou de décoller sur place «par ordre des autorités locales». Est-ce que la base est toujours en sûreté?

Dimanche, le commandant de la base était arrêté avec neuf de ses officiers pour être suspecté d'avoir supporté le coup. Jusque là, je vous comprend encore de vous demander pourquoi je vous écoeure avec cette histoire. Le big deal, ce n'est pas que la base que les Américains utilisent dans leurs opérations a été compromise pendant quelques heures par des tensions politiques internes, le BIG DEAL, c'est que cette base contient 25% de l'arsenal nucléaire de l'OTAN. Parmi cet arsenal sont entreposées, entre plusieurs autres, 50 bombes à hydrogène B-61. Les bombes ont une puissance de 170 kilotonnes, assez pour faire rougir Little Boy, qui n'a eu besoin que de 16 petites kilotonnes pour complètement annihiler Hiroshima et mettre le Japon à genoux. On parle d'engins dix fois plus puissants. À quel point ces bombes sont-elles réellement sécuritaires aujourd'hui? Après que l'installation eut été mise en danger par le coup raté d'une portion limitée de l'armée, la question se pose très sérieusement et c'est toute la notion d'exportation de la puissance de feu nucléaire qui doit être remise en cause.

Impertinence

Lorsque la Turquie a rejoint l'OTAN en 1952, dans la foulée de la guerre froide, les États-Unis ont cru bon d'exploiter une base à Incirlik en raison de sa proximité avec l'Union Soviétique. À moins d'une heure de vol, elle était géographiquement parfaite pour déployer des bombardiers, des chasseurs ainsi que des avions espion U-2, mais aussi, pour étendre la zone d'influence américaine au Moyen-Orient. En octroyant à la Turquie le droit de rejoindre l'OTAN, les États-Unis avaient en tête que les Turcs seraient éventuellement une forteresse de démocratie séculaire dans un monde arabe toujours pris sous le joug de l'autoritarisme. À l'époque, les programmes de missiles balistiques n'étaient que très peu avancés à travers le monde.

Rappelez-vous que ce sont les Soviétiques qui ont pris le monde par surprise en 1957 en plaçant Sputnik en orbite autour de la terre. Jusqu'alors, il était impossible d'administrer une attaque nucléaire autrement que par un classique largage en règle au dessus de la cible. Évidemment, cette réalité stratégique poussait les deux côtés à développer des avions toujours plus avancés pour la transporter mais aussi pour se défendre contre une attaque ennemie: c'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Canada a développé un chasseur-intercepteur supersonique 20 ans en avance sur son temps, l'Avro Arrow.

Ainsi, afin de faire peser la menace nucléaire sur un adversaire, il fallait déployer les bombes le plus près possible de cet adversaire afin de limiter le temps de vol et la vulnérabilité de l'appareil qui transporte l'arme. De plus, il était la croyance populaire dans les forces armées américaines que les armes nucléaires installées dans des pays de l'OTAN servaient aussi à envoyer un message au reste du monde. En déployant des bombes H en Turquie, le message est simple et clair: les Américains sont prêts à s'engager dans une guerre nucléaire dans le cas d'une invasion d'un pays de l'OTAN. Nous défendrons nos alliés comme nous défendrons notre propre pays. Donc, en plus de réaffirmer l'unité de l'alliance, elles étaient sensées décourager une invasion directe d'un pays de l'OTAN en rendant inévitable une réponse atomique.

Aujourd'hui, cette notion de destruction mutuellement assurée afin de préserver la paix peut sembler absurde et contre-intuitive, mais à l'époque, c'était la seule façon de sécuriser les pays limitrophes de l'URSS sans pour autant y déployer un nombre ahurissant de forces conventionnelles. La perception du temps était que les Soviétiques possédaient une armée supérieure à celle des Américains et qu'une confrontation face-à-face devait être évitée à tout prix. Après tout, l'armée rouge venait de libérer l'Europe au coût de 14 millions de morts et de s'établir comme une des plus grandes forces de combat du monde.

«Le simple fait qu'une base contenant de l'armement de guerre aussi sophistiqué puisse tomber entre les mains d'une force armée étrangère donne des frissons dans le dos.»

Progressivement, les bombes à hydrogène d'Incirlik sont devenues de plus en plus obsolètes. Difficiles à larguer, elles sont désormais plus des reliques que des menaces réelles pour la Russie. Quoiqu'elles servent encore un rôle de symbolisme au sein de l'alliance, le Pentagone considère aujourd'hui que leur plus gros avantage est qu'elles découragent les pays hôtes à développer leur propre arme nucléaire. La logique va comme suit: il serait préférable d'armer nos alliés de bombes dépassées plutôt que de les voir s'engager dans leurs propres essais nucléaires et remettre en question l'équilibre de la force et l'hégémonie américaine.

De nos jours, il n'est pas question de larguer une ogive nucléaire depuis un bombardier qui vole 40 000 pieds dans les airs, cet avion se ferait descendre en quelques minutes par un système de défense aérienne. Plutôt, une guerre nucléaire serait menée par le biais de missiles balistiques armés d'une tête nucléaire. Ces projectiles pourraient être dissimulés dans des silos sous-terrains ou encore mieux, être montés à bord d'un destroyer ou d'un sous-marin. Les temps ont changé et lorsque les stratégies défensives changent, les stratégies offensives s'adaptent et vice-versa. La défense ne se fait maintenant plus par système anti-aérien, mais bien par système anti-missile, témoignant de l'évolution de la menace.

Risque incalculé

Cette semaine, nous avons été témoins de la saisie de l'aéroport d'Incirlik. Survolez la base sur Google Maps et vous verrez vous-mêmes les Stratotankers, les A-10 et les F-15 stationnés à ciel ouvert et prêts à décoller. Le simple fait qu'une base contenant de l'armement de guerre aussi sophistiqué puisse tomber entre les mains d'une force armée étrangère donne des frissons dans le dos. Et si la prochaine fois c'était un groupe terroriste? Et si les bombes H tombaient entre les mains d'une organisation qui ne promet pas «maintenir tous les engagements internationaux» de la Turquie? Le jour où ça va arriver, à Incirlik ou ailleurs, il sera trop tard pour y réfléchir.

Depuis le premier jour de leur déploiement, les bombes ont toujours sensées être sous surveillance américaine exclusivement. C'était l'entente. C'est pourquoi lorsque des sénateurs américains ont visité les installations militaires à l'étranger dans les années 60, ils ont été choqués de constater l'étendue de l'amateurisme et du laisser-aller qui s'était installé dans la façon de les protéger. Ils ont écrit un rapport fort critique pour le Président où ils énuméraient leurs inquiétudes: vol d'une arme par un pays allié, utilisation non-autorisée, équipes de surveillance insuffisantes, entretien déficient sur les sites où les Américains n'avaient en fait souvent même pas accès. Ils sont devenus si nerveux avec la question qu'ils ont même été jusqu'à saboter leurs propres armes déployées à l'étranger. Par-exemple, lors de la crise de Chypre, qui a opposé la Turquie et la Grèce, les Américains étaient si inquiets par la perspective d'une guerre nucléaire entre ses deux alliés de l'OTAN qu'ils ont envoyé des agents secrets pour placer des dispositifs sur les bombes qui empêcheraient une détonation non-autorisée. Le message était clair: ce n'est pas votre jouet, c'est celui de l'OTAN.

Pour en ajouter une couche, en 2010, des activistes pour la paix ont réussi à entrer sur une base militaire en Belgique. Ils ont sauté par-dessus la première clôture et coupé la deuxième avec des cutters avant de pénétrer dans un silo contenant des bombes nucléaires actives où ils ont posé des autocollants pour la paix. Ils se sont promenés pendant une heure sur le site avant d'être interceptés par un soldat belge armé d'un fusil même pas chargé, histoire d'ajouter du ridicule à l'absurde.

Incirlik étant à 150 kilomètres de la frontière syrienne, près des zones contrôlées par l'État islamique, le pentagone était particulièrement nerveux avec la sécurité des lieux. L'armée a même ordonné le retour au pays des familles du personnel de la base afin de limiter le nombre de citoyens américains sur place. Récemment, les clôtures ont été améliorées autour des installations nucléaires d'Incirlik afin de limiter le risque d'entrée par effraction. Toutefois, le débat est loin d'être terminé.

Pourquoi conserver des bombes atomiques à hydrogène dans un pays étranger en pleine période de turbulence alors que ces bombes n'ont même plus la capacité d'être utilisées? Pourquoi volontairement placer une cible de choix à portée des factions terroristes? Malgré le dispositif qui empêche l'utilisation du détonateur sans autorisation, quelques heures de manipulation technique suffiraient pour contourner le mécanisme et quelques secondes suffiraient pour simplement placer une charge explosive sur la bombe et relâcher un nuage radioactif dans l'air.

Fort éloquent de l'inutilité des bombes H en Turquie, aucun appareil présentement stationné à la base n'a les capacités techniques pour larguer les bombes. Ni les Américains, ni les Turcs ne pourraient employer la bombe dans le cas d'un échange thermonucléaire. Elles attendent simplement patiemment dans le silo d'être utilisées, mais pas par les Américains ou les Turcs. Je vous laisse vous questionner sur la pertinence de leur présence à la lumière de ce fait.

Pourquoi prendre une chance avec le sort du Moyen-Orient au nom d'une confrontation d'une autre époque avec un État qui n'existe même plus (l'URSS)? La question se pose. Considérant que toutes les puissances du monde signent et re-signent des accords de non-prolifération nucléaire entre-elles, force est d'admettre que le maintien injustifié de têtes nucléaires en Turquie et ailleurs en Europe de l'Est est une politique fondamentalement contradictoire avec l'esprit des conventions. Si militairement inutilisables, le symbolisme de leur présence a perdu énormément de sa pertinence aussi.

Aux États-Unis, des problèmes de surveillance et de maintenance des silos nucléaires ont aussi fait surface dans les médias. L'an dernier, un livreur de pizza disait avoir découvert deux officiers en train de dormir dans le centre de contrôle et les avoir réveillés lui-même. Ailleurs, les mécanismes pour verrouiller la porte ne fonctionnaient même plus. Puis, il fut question de la remise à jour des systèmes de lancement: ceux-ci sont encore opérés par des disques souples comme dans les années 50, juste pour mettre la cerise sur le sunday de grossière incompétence que présente l'Amérique dans sa gestion de son arsenal nucléaire.

Il n'est pas question que le monde connaisse une tragédie de dimensions historiques à cause de la négligence du gouvernement américain pour la sécurité nucléaire. La notion de destruction mutuelle assurée est peut-être oubliée, mais ses reliques polluent encore les perspectives de paix au Moyen-Orient et mettent toujours en danger des millions de personnes dans la région en les exposant à un risque absolument inutile et injustifiable.

Les États-Unis doivent ramener leur arsenal nucléaire en lieu sûr, au nom de la sanité et de la paix.

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