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Le confinement me donne l'impression d'échouer dans mon rôle de mère

J'ai désespérément besoin de paroles réconfortantes - qu'on me dise que je fais bien les choses, que lorsque nous reviendrons à un semblant de normalité, ma fille ira bien.
Kaan Sezer via Getty Images

Le jour après que l’Organisation mondiale de la santé a déclaré que la COVID-19 était désormais considérée comme une pandémie, mon mari et moi avons cessé l’utilisation des suces avec notre enfant de deux ans. Le moment choisi est purement un hasard. Nous avions passé les jours précédents à parler de la «fée des suces» et elle devait venir ce soir-là, pour emporter les suces de notre fille et les donner aux bébés qui ne sont pas encore des grandes filles.

Le premier jour, elle a refusé de faire la sieste. Elle a pleuré pendant une heure, implorant le confort apporté par sa suce, avant que nous arrêtions d’essayer de la coucher.

Chaque sieste et chaque nuit, elle a pleuré et nous a suppliés pour retrouver sa suce. Il fallait des heures pour l’endormir chaque nuit, comme quand elle était bébé et que nous allions dans sa chambre encore et encore pour l’allonger dans son berceau. Alors, quand elle dormait, c’était par à-coups, et elle se réveillait à des heures bizarres de la nuit, en criant.

Deux jours plus tard, sa garderie fermait. En plus du sommeil fracturé, nous étions maintenant à la maison ensemble, tous les trois, toute la journée, tous les jours. Au fil du temps, un étrange sentiment de déjà-vu s’est emparé de moi, la forte impression j’avais déjà vécu ça auparavant. Mon corps élançait, comme si une tension qui n’avait jamais complètement guéri était douloureuse à nouveau. Puis, je me suis rendu compte de ce que nous vivions à nouveau : le stade du nouveau-né.

Je n’étais pas prête. C’était loin derrière moi. Maintenant dans la sécurité de la petite enfance, je regarde ces trois premiers mois - connus sous le nom de quatrième trimestre - avec affection et une sorte de révérence craintive, comme la fille à la fin d’un film d’horreur qui réalise qu’elle a survécu, en quelque sorte.

“Je me retrouve soudainement dans ce piège à nouveau, isolée dans ma maison avec mon enfant, me sentant à nouveau responsable de chaque décision, de chaque choix.”

Mon congé de maternité m’a semblé être un piège, enfermée à l’intérieur à toute heure, me faisant dire de me détendre - et d’en profiter! - alors que tout ce que je pouvais ressentir était le poids insupportable de la responsabilité, le fait de savoir que j’étais en quelque sorte singulièrement responsable de garder une autre âme vivante, saine et heureuse.

À trois mois, j’ai accueilli à bras ouverts la garderie dans ma vie. Mais aujourd’hui, je me retrouve soudainement dans ce piège à nouveau, isolée dans ma maison avec mon enfant, me sentant à nouveau responsable de chaque décision, de chaque choix.

La première semaine, tout allait bien. On a fait de la peinture aux doigts. Nous avons enfilé nos maillots de bain, avons rempli la baignoire et organisé un «party piscine» improvisé. Nous avons lu des livres et fait des promenades. Nous avons fait du pain. J’ai commencé à me sentir bien dans ma peau de mère comme jamais auparavant.

Mes craintes étaient peut-être infondées, ai-je espéré prudemment. J’ai un sentiment de culpabilité constant d’avoir manqué de ce qui était si naturel pour les autres: le besoin, le désir, l’envie d’être avec son enfant à tout moment. Peut-être que j’aurais maintenant l’occasion de lui donner ce qu’elle aurait dû avoir dès le début - une mère qui n’est pas trop bouleversée, pas trop triste, pas trop effrayée, mais qui au contraire est là, toujours, souriante comme dans une publicité des années 1950.

Mais la deuxième semaine a commencé, et les fissures sont apparues sur la façade. La nouveauté d’être ensemble à la maison s’est estompée. Ma fille trouve que ses jouets sont ennuyeux. Les activités que je prévois prennent trop de temps à mettre en place et à nettoyer pour justifier les quelques minutes qu’elles auront durées. Elle est de plus en plus grincheuse à cause du manque de structure, et s’énerve de plus en plus contre mon mari et moi, qui retournons continuellement à nos ordinateurs portables pour vérifier nos courriels ou participer à des réunions Zoom.

“Elle en demande tellement, mais n’a besoin de rien non plus, et je sens la tension dans ma poitrine comme dans ses premiers jours.”

Son malheur se cache sous ma peau, me remplissant de souvenirs, presque de flashbacks. Je ne peux pas réparer ça maintenant, et je ne pouvais pas le faire à l’époque. Une frustration familière me ronge l’estomac. Je ressens le même manque de gentillesse envers ses exigences et je sais que c’est injuste, mais ça me met à vif. Elle en demande tellement, mais n’a besoin de rien non plus, et je sens la tension dans ma poitrine comme dans ses premiers jours, l’irritation insupportable de sentir que je ne peux pas lui donner ce qu’elle veut, ses gémissements incontrôlables pendant qu’elle est dans mes bras malgré un ventre plein et une couche propre.

Maintenant, comme avant, je passe en revue la liste de ce qui est censé la rendre heureuse. Je lui donne des jouets et des jeux, des casse-têtes et des moments pour jouer. Des miettes de pâte à modeler s’incrustent dans le tapis. Chaque chandail que je possède est recouvert de peinture. Mais, comme à l’époque, son malheur persiste.

Elle se jette sur le sol, faisant dangereusement tomber tout son corps comme un joueur de football. Elle jette ses jouets dans le couloir. Elle s’assoit sur le sol humide lors de notre promenade quotidienne et refuse de bouger. Elle a cessé d’utiliser sa chaise haute le mois dernier, mais maintenant elle rampe sur mes genoux à chaque repas, se presse contre moi, ses petites jambes se balançant sur le côté de la chaise pendant que je mange autour d’elle, la nourriture glissant de ma fourchette et tombant sur le sol. Ça me transporte à l’époque où je la mettais en équilibre sur moi tout en mangeant froid à chaque repas, terrifiée à l’idée de faire tomber accidentellement de la nourriture chaude sur sa tête fraîche et chauve.

«C’est toi la mère. Tu donnes le ton», me gronde ma soeur quand je l’appelle à l’approche de la troisième semaine. Je sais que c’est vrai et que tout ce qui concerne la maternité est injuste, que les mères sont pénalisées au travail pour leurs enfants alors que les pères sont promus, pendant que les mères s’occupent de la majorité des tâches domestiques, qu’elles sont jugées pour chaque effort alors qu’on louange les pères pour leur simple présence.

«C’est un mode de survie», m’a-t-elle dit. Cette phrase que tout le monde a prononcée après sa naissance, et qui résonne maintenant pour tous ceux qui essaient d’être parents à travers cette crise. «Faites ce que vous avez à faire pour passer au travers.»

Mais je ne peux pas. Mon entourage, déjà beaucoup plus restreint que celui de toutes les générations précédentes, se rétrécit encore plus, parce qu’on nous dit de rester loin de nos amis, de notre famille, de nos voisins, de nos grands-parents, jusqu’à ce que notre univers entier ne soit plus que nous trois. Dehors, des choses terribles se produisent, on improvise des morgues et un nombre croissant de personnes décèdent. Des amis sont diagnostiqués. Les médias sociaux sont remplis d’histoires en provenance d’Italie sur ce à quoi il faut s’attendre. Bientôt, on nous avertit, tout le monde connaîtra une personne atteinte.

Mais, échoués sur notre île, je ne peux y mettre qu’un peu d’attention, pendant que se développe en moi le sentiment de douleur et de palpitations d’une petite partie triste de mon âme, que je n’ai pas ressenti depuis ses premiers mois : la peur de l’échec.

La peur de ne pas pouvoir y arriver, du moins pas de la manière dont les mères sont censées agir. Que même avec le ciel qui nous tombe sur la tête et le monde qui s’écroule, je ne peux pas être la mère que je veux tant être, celle qui peut se sacrifier pour son enfant avec une facilité qu’on attend de la part de toute mère.

J’ai désespérément besoin de paroles réconfortantes - qu’on me dise que je fais bien les choses, que lorsque nous reviendrons à un semblant de normalité, ma fille ira bien. Que je n’ai pas tout gâché pendant cette période avec mon caractère à vif, mes projets non créatifs ou mon temps passé devant l’écran.

“Je me demande, dans les rares moments de calme de la journée, comment ce temps va marquer ma fille, cette période où ceux qui doivent s’occuper d’elle ne sont pas à la hauteur.”

Les articles se multiplient en ligne sur l’impact que cette période aura sur une génération d’enfants, ceux qui vivaient déjà à travers la crise climatique et qui seront en plus aux prises avec les conséquences d’une pandémie et d’une récession économique. Aucun d’entre nous ne sait vraiment comment nos actions actuelles auront un impact sur nos enfants quand ils grandiront, disent ces articles.

Je me demande, dans les rares moments de calme de la journée, comment ce temps va marquer ma fille, cette période où ceux qui doivent s’occuper d’elle ne sont pas à la hauteur, des dirigeants au sommet qui gèrent mal la crise jusqu’à moi, sa propre mère, qui ne supporte pas de ramasser par terre le riz séché pour le mettre dans la poubelle, encore une fois.

Trois semaines de confinement, trois semaines sans suce, une autre nuit d’insomnie, j’essaie quelque chose de différent. Désespérée d’essayer de la détendre pour dormir, je commence à parler, en racontant ce que nous avons fait ce jour-là : nous nous sommes réveillés. Nous nous sommes habillés. Nous sommes sortis. Nous avons regardé les fleurs jaunes.

Je m’installe dans la chaise berçante, ce que je n’ai pas pu faire depuis l’arrivée de la fée des suces. Elle ne soupire qu’une petite protestation. Je continue : nous avons déjeuné. Nous avons regardé un film. Nous avons dîné. Nous avons pris un bain. Nous avons bu du lait. Nous avons brossé nos dents.

C’est une interprétation rose de la journée qui ignore les pleurs et les gémissements qui venaient de nous deux, mais pour une raison quelconque, ça marche. En parlant, je peux sentir son corps s’installer dans le mien. Elle est allongée contre moi dans la même position qu’un nouveau-né, son souffle chaud contre mon cou, ses jambes sont maintenant écartées au-dessus des os de mes hanches, mais ses bras sont toujours coincés entre nos corps comme un bébé oiseau. Elle s’est endormie cette nuit-là en écoutant nos meilleurs moments, ceux où nous étions toutes les deux au meilleur de notre forme.

Le confort qu’elle avait connu et dont elle dépendait a disparu. Mais peut-être y a-t-il un nouveau réconfort - un pour nous deux - dans ces moments de réflexion, en reconnaissant les bouées qui nous ont permis de rester à flot une journée de plus, les choses, il faut s’en souvenir, pour lesquelles nous devons avoir de la gratitude.

Cette petite magie qui consiste à passer à travers, tout simplement.

Ce texte, initialement publié sur le HuffPost États-Unis, a été traduit de l’anglais.

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