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Le confinement n’est pas une compétition, arrêtons de nous culpabiliser

On n’a pas besoin d’ajouter la pression émotionnelle et intellectuelle à la pression sanitaire, économique, sociale et climatique qu’on supporte déjà quotidiennement.
fizkes via Getty Images

J’ai déjà appris plusieurs trucs après quelques jours de confinement: 1. Il y a 5439 pâtes en moyenne dans un paquet de 250 g de coquillettes, 2. Il n’y a pas de «bonne» ni de «mauvaise» façon de gérer la crise inédite qu’on traverse tous, pourvu qu’on respecte les consignes sanitaires à la lettre et qu’on ne mette pas en danger la vie d’autrui.

Le coup du nombre de pâtes dans un paquet est une blague qui circule sur les réseaux depuis lundi soir, soit depuis les toutes premières secondes officielles du confinement. Ça en dit long sur la dextérité arithmétique du Français moyen placé en condition extrême (sur son canapé, donc), ou sur sa capacité d’attention et sa résistance à l’ennui qui sont celles d’un moucheron hyperactif.

Comment peut-on s’ennuyer alors que l’on passe de plus en plus d’heures sur Internet et que la connexion permanente permet de se changer les idées avant même d’en avoir formulé une seule? Suis-je la seule ici à avoir 59 onglets ouverts dans la tête en permanence et du mal à finir un texto ou à me souvenir de ce que j’étais venue chercher dans la pièce à côté il y a moins de dix secondes?

La pression de l’injonction

À titre personnel, cette injonction nouvelle à se remplir l’esprit de savoirs et/ou de distractions en tous genre pendant le confinement, ces milliers d’articles qui t’expliquent comment tirer profit de la moindre seconde disponible pour organiser, ranger, classer, trier, rattraper, anticiper, optimiser, mettre à jour; bref, cette rationalisation du vide me colle une pression pas possible et fait exploser mon taux de culpabilité déjà largement au-dessus de la normale en période standard.

Mon amie Céline, qui me connaît mieux que je ne me connais moi-même, affirme que si la culpabilité était une discipline olympique, je serais médaillée d’or, car je culpabilise comme d’autres nagent, courent ou font du crossfit – ma mauvaise conscience est ma kettlebell.

J’ai culpabilisé bien avant que ce soit à la mode, parce que je suis une early adopter, bien sûr (je travaille dans la presse féminine, t’sais…), mais aussi et surtout parce que je suis une femme, ce qui me prédispose à me sentir coupable, d’une part parce que ça fait plus de 2000 ans que l’on nous rabâche à mes congénères et moi que tout est de notre faute et d’autre part, parce que l’attention aux autres et la remise en question permanente font partie du starter pack de la féminité.

L’ère du «shaming»

Mais la période actuelle fait tout pour encourager ce talent naturel. En effet, le tournant de la décennie est celui du shaming généralisé nourri par les réseaux sociaux et incarné par Greta Thunberg, dont le discours - 100% légitime et nécessaire - résume le paradoxe de l’époque.

«How dare you?» consommer toujours plus, prendre l’avion, manger de la viande, faire fondre la banquise, continuer de niquer la planète sans son consentement… Alimentée par la délation et la culpabilité, la honte, ce sentiment autrefois personnel, est devenu un état collectif.

Avant la pandémie, j’avais déjà honte de prendre beaucoup l’avion alors que j’adore voyager loin, honte de mes placards remplis de fringues fabriquées dans un pays lointain et que je n’ai jamais portées, honte d’avoir un compte Amazon, honte d’avoir re(re)gardé ET AIMÉ des films de violeurs, honte de manger encore des burgers, encore plus honte de manger des burgers bios quand d’autres personnes moins privilégiées que moi n’ont pas toujours les moyens de se nourrir de manière éthique…

Le problème de la prise de conscience, quel que soit le sujet, est qu’elle s’accompagne d’une culpabilité et d’une culpabilisation aussi aiguës qu’épuisantes - pour soi-même et pour les autres. Et qu’il est compliqué de dénoncer l’intimidation tout en le transformant en outil de progrès social dans certaines circonstances.

Confinement et culpabilité

J’explique. Depuis le début du confinement, je culpabilise parce que d’autres ont commencé quand je continuais de claquer des bises et de sortir allègrement.

Je culpabilise parce que je fais des blagues sur le confinement alors que des gens meurent par milliers dans le monde, mais je culpabilise aussi de dramatiser une situation déjà puissamment anxiogène.

Je culpabilise parce que je suis chez moi à la campagne avec mon mec et mon chat pendant que d’autres sont coincés à quatre dans 20m2.

Je culpabilise parce que j’ai été incapable de publier quoi que ce soit sur Instagram pendant plusieurs jours pour remonter le moral des troupes tellement j’étais tétanisée de peur pour mes parents, pour mes proches, pour mon avenir.

“Je culpabilise parce que je n’ai pas encore rangé mes papiers, ni trié mes photos, ni peint le deuxième étage en écoutant tous les balados intelligents.”

Je culpabilise de penser à mon propre avenir alors que d’autres n’en auront pas et que je suis une poussière de bébé acarien à l’échelle de l’humanité.

Je culpabilise parce que j’ai peur pour mon avenir de travailleuse indépendante, mais en même temps, je n’ai toujours pas rendu le boulot que je devais rendre la semaine dernière parce que je n’arrive pas à travailler (du coup je culpabilise).

Je culpabilise parce que je n’ai pas encore rangé mes papiers, ni trié mes photos, ni peint le deuxième étage en écoutant tous les balados intelligents.

Je culpabilise parce qu’hier je me suis coiffée et maquillée histoire de me sentir baisable et donc, fémininement adéquate selon les normes sexistes toujours en vigueur au sein même de mon foyer féministe, et je culpabilise aujourd’hui parce que je ressemble à un canapé de salle d’attente de cabinet médical et que c’est hyper snob, en plus, comme blague…

“Acheter tout le stock de papier de toilette qu’un employé de supermarché s’est fait suer à mettre en rayon à 3h du matin pour un salaire de misère après avoir galéré pour faire garder ses enfants, c’est un acte d’incivilité.”

Je culpabilise en partie parce que je suis douée pour ça, mais aussi parce qu’on vit tous sous l’épée de Damoclès du shaming. Parce que partout sur les réseaux, on stigmatise les gens qui publient des photos de leur jardin en fleurs, les chanteuses qui récitent de la poésie en français et en anglais dans leur sublime appartement ou les écrivaines qui poètisent leur confinement, les collectionneurs de pâtes et de papier de toilette, les gens qui blaguent, ceux qui promènent leur chien deux fois par jour, ceux qui ont une grande maison, ceux qui commandent encore des trucs sur internet, ceux qui portent des masques pour aller à l’épicerie, ceux qui saturent le réseau avec leurs apéros FaceTime…

Confinement et compétition

Ce shaming permanent et la culpabilité afférente sont terrifiants parce qu’ils fortifient encore les murs virtuels derrière lesquels on est tous barricadés physiquement, maintenant qu’on ne considère plus son prochain comme un être humain mais comme un virus, donc un danger de mort.

Il est également contreproductif parce que la gestion de cette crise sans précédent n’est pas un concours ni un diplôme de citoyenneté qui légitimerait nos existences sur Terre, et parce que le fait que certains aient un jardin (grand) (avec des arbres) (en fleurs) ne prive personne d’oxygène.

“Culpabiliser les gens-à-jardin, ou à balcon, ou à grand appart’, ou à chien, c’est exactement la même chose que de culpabiliser les femmes qui avortent alors que d’autres voudraient bien tomber enceintes”

Acheter tout le stock de papier de toilette qu’un employé de supermarché s’est fait suer à mettre en rayon à 3h du matin pour un salaire de misère après avoir galéré pour faire garder ses enfants, c’est un acte d’incivilité.

Avoir un jardin, ça n’est pas un acte d’incivilité (on peut toutefois se dispenser de partager de longs extraits vidéo de son parc privé avec le hashtag #vivelesvacances).

Culpabiliser les gens-à-jardin, ou à balcon, ou à grand appart’, ou à chien, c’est exactement la même chose que de culpabiliser les femmes qui avortent alors que d’autres voudraient bien tomber enceintes: la grossesse de solidarité ne fonctionne pas parce que le corps des femmes ne fonctionne pas sur le principe des vases concomitants.

Idem pour les privilégiés. Comme l’écrit très justement Diglee, on est tous le privilégié de quelqu’un. Voter pour réduire les inégalités sociales, ça marche #optimisme. Culpabiliser pour augmenter la taille des chambres de bonnes dans lesquelles sont confinées des milliers de gens, ça ne marche pas.

Il n’y a pas de confinement «parfait»

Il n’y a pas de bonne manière de se sentir le mieux possible pendant cette saloperie de confinement. On a le droit de partager des photos de son chat ou de ses enfants courant dans le jardin car les gens ont le droit de se désabonner si ces images leur font plus de mal que de bien.

On a le droit se maquiller ou d’arrêter de se doucher, de se mettre à la cuisine moléculaire ou de se nourrir exclusivement de plats congelés, de nettoyer l’appart’ tous les jours ou de se barricader derrière les piles de trucs plus ou moins propres, de mettre à jour son CV ou de compter ses doigts, de pleurer toutes les larmes de son corps ou de rêver à ses prochaines vacances, d’exprimer ses sentiments ou de garder le silence, d’être à plusieurs même quand on confine seule ou d’être seule dans une confinade à 12, d’aider les autres ou de se concentrer sur soi, de sculpter ses abdos ou de les atomiser au chocolat à l’huile de palme…

On n’a pas besoin d’ajouter la pression émotionnelle et intellectuelle à la pression sanitaire, économique, sociale et climatique qu’on supporte déjà quotidiennement.

On fait comme on veut, comme on peut, pourvu qu’on reste chez soi, les papattes bien lavées.

Courage, et beaucoup d’amour.

Ce texte a initialement été publié sur le site du HuffPost France.

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