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La femme à barbe, le numérique et la fin de l'énigme du sexuel

Ceux qui ne se sentent pas en adéquation avec leur sexe apparent se sentent le droit d'afficher d'autres choix. Or les nouvelles pratiques adolescentes de la photographie pourraient favoriser l'effacement de l'énigme de la différence des sexes.
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Conchita Wurst, la "femme à barbe", a déclaré au Concours Eurovision de la chanson 2014: "J'ai créé cette femme à barbe pour montrer au monde qu'on peut faire ce qu'on veut (...) Tant qu'on ne blesse personne, on peut faire de sa vie ce qu'on veut, et, même si c'est cliché, on n'en a qu'une".

Aujourd'hui, ceux qui ne se sentent pas en adéquation avec leur sexe apparent, ou plus simplement avec les stéréotypes de genre associés à leur sexe, se sentent le droit d'afficher d'autres choix, et c'est tant mieux. Or, mine de rien, les nouvelles pratiques adolescentes de la photographie pourraient bien accompagner ce changement culturel majeur en favorisant l'effacement de l'énigme de la différence des sexes.

Traditionnellement, l'énigme de la différence des sexes est inséparable du fait que chacun est homme ou femme exclusivement, et qu'il est condamné à ne jamais connaître le sexe de l'autre que par la rencontre d'un partenaire en ayant un autre que le sien. Or c'est justement ce qui a commencé à changer avec le transsexualisme. Et très vite, les choses se sont compliquées par la relative réversibilité des interventions correctrices, comme pour cette femme qui s'est faite transformer en homme tout en gardant son utérus, qui a changé d'état civil, puis a épousé très légalement une « vraie » femme qui s'est révélée stérile, ce qui l'a amené à porter dans son ventre les deux enfants successifs du couple, devenant ainsi le premier "homme enceint" de l'histoire.

Parallèlement, les adolescents utilisent de plus en plus la photographie pour expérimenter de nouvelles façons de construire la relation à l'autre, mais aussi à leur propre identité. Le désir d'extimité, qui consiste à décider de montrer certains aspects de soi jusque là gardés cachés pour obtenir une validation par le regard d'autrui est au cœur de cette quête relationnelle. L'image est convoquée pour jouer avec l'identité, montrer ce qu'on veut mettre en avant de soi, pas forcément parce qu'on désire cacher le reste, mais parce qu'on choisis de le montrer au moment qu'on le décide, et à qui on le décide. "C'est moi qui choisit".

Or ces deux pratiques apparemment sans rapport ont un point commun: le remplacement progressif de l'énigme du sexuel par celle de l'identité.

L'accumulation d'images réalisées par le même adolescent et le montrant successivement l'air défait, hilare, du dentifrice sur les lèvres, du shampoing dans les cheveux, la bouche pleine ou la langue pendante, finit par brouiller les repères de son apparence et poser la question de son identité. A l'époque de l'argentique, les photographies étaient utilisées pour se construire une identité sociale - pensons à celles du fameux studio Harcourt. Aujourd'hui, elles sont utilisées pour brouiller les pistes et faire de l'identité de chacun une énigme.

D'ailleurs, les adolescents ne cherchent plus à se faire passer pour qui ils ne sont pas, afin de tromper leurs interlocuteurs, comme aux débuts d'Internet. Ils cherchent à montrer qu'ils sont capables de se faire passer pour qui ils ne sont pas, ce qui est bien différent. Il ne s'agit plus de tromper sur son identité, comme le ferait un escroc, mais de brouiller les repères. Je pense que c'est dans cette même logique qu'il faut comprendre des pratiques de prostitution chez certaines adolescentes. Comme une façon pour elles de (se) montrer qu'elles sont capables de se faire passer pour ce qu'elles ne sont pas en réalité. C'est une pratique initiatique - qui n'est d'ailleurs pas nouvelle, même si elle est plus répandue aujourd'hui, mais aussi une façon pour une adolescente de déclarer qu'elle est insaisissable.

Ces pratiques s'insèrent dans un changement global des fonctions dévolues aux images

Pendant longtemps, c'est pratiquement exclusivement par rapport à la mémoire que la photographie s'est définie. Le numérique a entraîné plusieurs révolutions majeures. Il a libéré le geste du photographe par sa miniaturisation; il a fait de la photographie un art convivial dès le moment de la prise de vue en rendant immédiatement visibles ses résultats; et il a inversé le rapport de la technique à l'acte de voir, comme en témoignent les innombrables mains dressés brandissant un téléphone mobile dans l'espoir de capturer l'image de ce qui reste dérobé au regard: on ne photographie plus ce que l'on voit, on photographie pour voir. Mais la révolution majeure pourrait bien être encore à venir.

En démultipliant les images d'eux-mêmes, et en jouant sur toutes les ambiguïtés sexuelles, voire en se choisissant des avatars qui représentent des animaux ou des machines, les adolescents pourraient bien être en train d'opérer un subtil glissement de l'énigme de l'identité sexuelle vers celle de l'identité tout court. Mais l'essentiel serait préservé. Rappelons que pour Freud, l'énigme du sexuel et la curiosité pour la différence sexuelle qui lui est attachée se sublime en désir de voir, et de savoir.

Dans un monde où les repères sexuels sont brouillés et en même temps les images de la différence sexuelle omniprésentes, notamment dans les spectacles pornographiques accessibles sur Internet, les adolescents s'accaparent l'outil par lequel la pornographie leur arrive, c'est-à-dire les images. En les utilisant pour alimenter leur désir de voir autant que de se voir, ils en font un moyen privilégié pour partir à la rencontre de l'énigme qui s'impose au-delà de tous les brouillages sexuels, et bientôt technologiques, celle de l'identité.

Conchita Wurst à l'Eurovision 2014

Conchita Wurst à l'Eurovision 2014

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