RACISME - Sur la couverture de Life Magazine datant du 9 août 1937, il n’est question que de pastèque. On en voit empilées à l’arrière d’une camionnette prête à prendre la route.
Un homme noir d’un certain âge, chauve et large d’épaules, est assis à l’arrière de la camionnette. Torse nu, il porte un pantalon usé maintenu par des bretelles. Il s’appelle Roy. E. Parrish, vient d’Adel aux Etats-Unis dans l’état de Géorgie, et de l’arrière de la camionnette, il regarde les hectares de terrain cultivé qui s’étendent des deux côtés d’une route en terre sinueuse.
Au premier abord, on pense qu’il s’agit d’un vibrant hommage à son dur labeur pendant la récolte, mais la couverture véhicule en fait un stéréotype bien plus sombre et raciste qui persiste encore aujourd’hui -aux Etats-Unis et plus largement-, selon lequel le passe-temps favori des Noirs américains consisterait à croquer des pastèques dans la chaleur des mois d’été.
Mais d’où cela est-il venu? Comment ce fruit à la peau rayée de vert et de blanc et à la chair rouge et juteuse est-il devenu un sobriquet raciste ?
La première occurrence documentée date de 1869
Les images disséminées dans l’article de Life et dans d’autres du même acabit ont joué un rôle déterminant en faisant d’un préjugé sectaire un stéréotype raciste qui a persisté dans l’esprit des Blancs du Sud – et même du Nord.
Le docteur Psyche Williams-Forson, professeure associée et directrice du département des études afro-américaines à l’Université du Maryland, fait des recherches sur l’humiliation et le contrôle par la nourriture. Elle a constaté que les images stéréotypées liant nourriture et gens de couleur remontent au tout début du XXe siècle.
“En faisant des recherches sur le poulet frit, j’ai trouvé autant de clichés sur la pastèque“ explique-t-elle. “En fait, l’une des premières images sur lesquelles je suis tombée représente un Afro-Américain avec une pastèque dans chaque main et un poulet à ses pieds ou plutôt une poulette, comme ils disaient. Il hésitait apparemment à poser les pastèques pour prendre le poulet. Ou à laisser le poulet et prendre les pastèques.”
La première occurrence documentée de ce cliché se trouve dans le Frank Leslie’s Illustrated Newspaper, en 1869. L’illustration en noir et blanc montre cinq petits garçons noirs assis ou debout dans l’embrasure d’une porte en train d’engloutir voracement une pastèque. L’un des garçons est tellement absorbé par sa tâche qu’on ne voit pas son visage. Un autre a la tête penchée en arrière et incline ce qui ressemble à une écorce de pastèque vide vers son visage pour récolter ce qu’il reste du jus.
Dans les années et les décennies qui ont suivi, les journaux et les magazines ont propagé ces stéréotypes dans des reportages photos, des illustrations et des publicités. Au-delà des médias, ils sont apparus sur des accessoires de cuisine comme les salières et les poivrières, les torchons et les presse-papiers. Et chaque fois, l’image était la même : les Noirs mangeaient ce fruit à pépins dans l’allégresse.
Un cliché tenace
“On a ce cliché du Noir joyeux qui adore la pastèque,” explique Psyche Williams-Forson. “Elles sont cultivées dans le Sud, mais les autres habitants du Sud et d’ailleurs en mangent aussi. La différence, c’est que les Noirs sont dénigrés quand on les montre avec cette nourriture. [On est alors face à] une autre association d’idées.”
Debra Freeman, journaliste et rédactrice en chef du Southern Grit Magazine, est tombée sur certaines de ces publicités et photos grâce à sa mère et a été frappée par ces clichés et tout ce qu’ils impliquent, plus largement.
“Ma mère collectionne les objets liés à l’histoire des Noirs aux Etats-Unis et elle s’est beaucoup intéressée à tout ce qui concernait la pastèque, à une époque,” raconte-t-elle. “C’était ahurissant de regarder ces publicités avec des petits enfants noirs et leurs bouches agrandies par les pastèques. Elles étaient très répandues et c’était un choix délibéré qui visait à empêcher l’émancipation des Noirs.”
Au départ, les pastèques représentaient un chemin vers la liberté économique pour les anciens esclaves africains. A l’époque de l’esclavage, on les obligeait à cultiver ces fruits. Mais une fois affranchis, ils ont utilisé les pastèques pour reprendre le contrôle de leur vie et gagner de l’argent. Ils les ont fait pousser et les ont récoltées, puis vendues dans la rue.
Et, bien sûr, ce commerce florissant a été perçu comme une menace pour les résidents blancs des villes du Sud pendant l’ère Jim Crow (qui vit la légalisation de la ségrégation raciale aux Etats-Unis, juste après l’abolition de l’esclavage, Ndt). La revue Smithsonian souligne que “de nombreux Blancs du Sud ont réagi à cette indépendance financière en faisant de ce fruit un symbole de la pauvreté. La pastèque est devenue symbole de festin pour les gens ‘sales, paresseux et infantiles’. Pour faire honte aux vendeurs de pastèques, les publicités grand public et les objets éphémères, y compris les cartes postales, ont représenté les Afro-Américains comme des gens qui passaient leur temps assis dans la rue à manger des pastèques, allant jusqu’à les voler ou se battre entre eux pour en avoir une.”
Des symboles culturels si puissants
Debra Freeman fait remarquer à quel point elle trouvait ces images absurdes et stupides. La plupart d’entre elles montrent, par exemple, des pastèques coupées dans le sens de la longueur comme pour accentuer les traits des Afro-Américains, dans le style de la caricature de Little Black Sambo (l’histoire de Little Black Sambo, “Sambo le petit Nègre” en français, est un livre pour enfants paru en 1899 dont les illustrations dépeignent un petit garçon noir aux traits stéréotypés, Ndt). Mais ceux qui consomment des pastèques savent bien qu’on les mange traditionnellement sous forme de petits triangles. Ce serait du gaspillage et incroyablement sale de les manger comme sur ces images.
Les symboles culturels sont plus puissants qu’il n’y paraît. C’est pourquoi ces clichés ont perduré, des décennies après la fin de période Jim Crow, empreinte de racisme. Ils ont évolué non pas vers quelque chose de nouveau mais de différent.
Aussi, quand les restaurants universitaires servent du poulet frit et des pastèques et que quelqu’un d’aussi connu que Madonna publie une photo de ses filles adoptives africaines en train de manger de la pastèque, cela peut causer des dégâts.
Cette couverture de Life Magazine est le parfait exemple d’une image qui, sous son aspect inspirant et constructif, favorable et positif, contribue à la déshumanisation d’un groupe entier d’êtres humains. C’est seulement quand on creuse dans le passé, qu’on en apprend davantage sur ces symboles et qu’on les déconstruit, qu’ils peuvent perdre de leur pouvoir de nuisance.
Cet article, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Claire Bertrand pour Fast ForWord.
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