Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Les touristes y cherchent la photo Instagram parfaite. Les habitants craignent d'être déplacés.

Bienvenue à Bo-Kaap, le quartier pittoresque du Cap où le tourisme et les investissements étrangers menacent la communauté.
Sumaya Hisham pour HuffPost

LE CAP, Afrique du Sud - Dans la petite communauté riche en couleurs de Bo-Kaap, les amateurs de belles images prennent des photos dans toutes les rues. C'est un lieu particulièrement prisé par les utilisateurs d'Instagram. Des touristes curieux se promènent dans les ruelles, posant devant les maisons peintes de couleurs vives. On peut parfois y entendre certaines des 10 mosquées du quartier lancer les appels à la prière.

Alors que les rues grouillent de vie, les habitants de cette communauté intime se trouvent pris en étau entre la préservation d'une histoire qu'ils chérissent et l'ouverture aux changements qui frappent à leur porte.

Bo-Kaap est une communauté ancestrale qui se trouve face à un dilemme. Alors que les jeunes protestent contre le tourisme et la gentrification naissante qui frappe la communauté, certaines de leurs mères ou grands-mères restent en cuisine, occupées à préparer des repas pour les touristes ou les investisseurs étrangers potentiels qui payent pour goûter au curry local.

Ici, le tourisme et les investissements étrangers ont fait des ravages. Les hôtels, les locations Airbnb et les immeubles résidentiels commencent à se répandre dans un quartier idéalement situé sur les pentes élevées du centre-ville et qui offre une vue panoramique sur le paysage urbain plus bas. À mesure que Bo-Kaap crée de la richesse, les impôts fonciers augmentent et les habitants inquiets craignent de perdre leur maison, ne pouvant plus se permettre de vivre dans le quartier.

Faldela Tolker, 52 ans, a trouvé un moyen de profiter des nouvelles perspectives commerciales de Bo-Kaap, ce qui lui a permis de rester dans la maison qu'elle aime tellement.

Ayant vécu ici au cours des 28 dernières années, Tolker est témoin de la transformation de la communauté. Le bon vieux temps, c'était il y a 10 ans, lorsque sa taxe foncière s'élevait à 300 rands (20 dollars) par mois, signale-t-elle. Aujourd'hui, elle paie plus de 2 000 rands (135 dollars). De nombreux voisins de Tolker au sein de la communauté ont été contraints de vendre leur maison.

Faldela Tolker travaillant dans sa cuisine à Bo-Kaap.
Sumaya Hisham pour HuffPost
Faldela Tolker travaillant dans sa cuisine à Bo-Kaap.

Unique soutien de famille, Tolker dresse soigneusement une longue table dans son modeste salon avec certaines de ses meilleures assiettes. La plupart des jours de semaine, des touristes du monde entier peuvent la rejoindre dans sa cuisine pour préparer un repas. Elle est l'une des premières personnes de Bo-Kaap à proposer des démonstrations culinaires, et son entreprise, Cooking With Love, a même fait une apparition à la télévision locale.

«Nous soutiendrons toujours la communauté qui nous entoure. Bien que je sois capable de préparer les koeksisters (un beignet sirupeux local), je préfère soutenir la vendeuse. J'achète des épices au magasin Atlas au bout de la rue ou des pommes de terre et des poivrons verts à Rose Corner», explique-t-elle.

C'est l'esprit de résistance de Tolker. Si elle est déterminée à rester à Bo-Kaap, c'est pour protéger l'héritage qu'elle croit être ancré en chacun des membres de sa communauté.

Bo-Kaap n'a pas toujours été une telle attraction touristique. Dans les années 1800, des esclaves d'Indonésie, de Malaisie et d'autres régions d'Asie vivaient dans le secteur. Certains d'entre eux étaient musulmans et ils répandirent la parole du Coran à travers Bo-Kaap.

La première mosquée d'Afrique du Sud a même été construite à Bo-Kaap. Bien que la mosquée ait été conservée, les propriétés autour d'elle ont changé. Un bâtiment juste en face offre un « espace de travail de haute qualité orienté vers le design », dans une structure grise et élégante aux vitres teintées. C'est un signe de la gentrification qui s'est immiscée dans un quartier où les commérages se propagent rapidement et où les voisins se disputent comme des enfants.

Rashida Emeran, 57 ans, se souvient avoir choisi de peindre sa maison en jaune vif avec des nuances de vert en 1997. Les Emeran pensent être les premiers dans leur rue à peindre leur maison d'une couleur vive. Mais avec le succès rencontré par les maisons colorées du quartier, presque tous les habitants de Bo-Kaap prétendent être à l'origine de l'idée. Emeran le reconnaît en riant.

«J'ai choisi cette couleur parce qu'à l'époque, elle était à la mode. Vous savez, il y a une couleur à la mode chaque année et les gens veulent des vêtements de cette couleur. J'ai vu la couleur sur un nuancier de couleurs de peinture et je l'ai voulue», se souvient-elle.

Les Emeran ont été surpris par l'essor qui a touché Bo-Kaap lorsque les maisons sont apparues sur des cartes postales, dans des films, des clips vidéo, des publicités ou même sur Facebook.

Mais la notoriété s'est accompagnée d'un fardeau. Les Emeran et les Tolker jettent parfois un coup d'œil par la fenêtre avant de quitter leur domicile, craignant qu'un touriste ne les prenne en photo à l'improviste.

«Malheureusement, certains touristes peuvent être très arrogants. Ils viennent sur votre stoep (porche) sans votre permission et vous prennent en photo sans demander», affirme Tolker.

En mai de cette année, certains jeunes sous la bannière de Bo-Kaap Youth ont brûlé des pneus pour barricader la rue à quelques pas de la maison de Tolker aux heures de pointe. Ils ont appelé les autorités locales à établir Bo-Kaap comme une zone de protection du patrimoine et à instaurer une réglementation visant à mettre un terme au blocage de la circulation par les bus touristiques dans les rues étroites.

Un touriste prenant des photos à Bo-Kaap.
Sumaya Hisham pour HuffPost
Un touriste prenant des photos à Bo-Kaap.

Aneeqah Solomon, porte-parole de Bo-Kaap Youth, a déclaré que le mouvement essaie d'aider la communauté, mais que la communauté a parfois aussi agi à l'encontre de ses propres intérêts.

«Entre la hausse des opérations d'aménagement autour de nous et les nouveaux emplois auxquels certaines personnes accèdent, la communauté n'est plus ce qu'elle était. Il y a ceux qui ont le sentiment d'avoir réussi leur vie et qui négligent la communauté. Ils continuent de vivre dans la communauté, mais ils prennent leurs distances vis-à-vis des autres habitants du quartier», explique-t-elle.

De nombreux habitants de Bo-Kaap doivent faire le choix de rester dans le quartier ou de vendre leur maison, prendre l'argent et partir.

Achmad Taylor, qui a hérité sa maison de ses parents, a dû faire face à cette décision en décembre 2017. Un couple allemand lui avait alors offert 3,5 millions de rands (235 000 dollars) pour sa maison, ce qui aurait pu ne leur coûter que 250 000 rands (17 360 dollars) il y a 10 ans. Taylor a dit non.

Une offre similaire a été proposée à Tolker par un couple espagnol qui était prêt à signer un chèque d'un montant supérieur à celui offert à Taylor. Une enveloppe avait été glissée sous sa porte d'entrée.

«Ce gars m'a dit que je pouvais acheter une grande maison avec piscine. Je lui ai répondu : « Pourquoi n'achetez-vous pas plutôt ça? Je dois vendre ma culture, mes traditions et ma communauté à des gens comme vous ? Vous êtes fou?» a-t-elle dit de l'offre.

L'argent est pourtant tentant et certaines familles ont vendu leur maison à Bo-Kaap. D'autres n'avaient tout simplement plus les moyens de vivre dans le quartier et croulaient sous les factures, étouffés par la pression de survivre dans une communauté en rapide expansion.

Mercy Brown-Luthango, chercheuse principale au Centre africain pour les villes de l'Université du Cap, révèle qu'au cours des dernières années, certaines communautés du Cap telles que Woodstock et Maitland ont été confrontées à un phénomène de gentrification provoqué par l'arrivée de développeurs et d'entreprises.

«La gentrification a commencé sous la forme d'un processus de renouvellement urbain et un effort de modernisation de ces zones dans le but d'améliorer leur attrait. C'est également un moyen utilisé par le gouvernement local pour augmenter ses revenus grâce aux impôts fonciers. Il fait de son mieux pour améliorer certaines zones, mais le problème n'est pas là. C'est plutôt le fait que cela entraîne le déplacement et l'exclusion de certaines personnes qui pose problème», poursuit-elle.

Brown-Luthango ajoute que pour atténuer les conséquences de la gentrification, le gouvernement doit mener des politiques visant à protéger les communautés contre leur «déplacement».

Le gouvernement local du Cap a annoncé que certaines zones du quartier incluant les habitations se sont vues attribuer le statut de patrimoine historique et sont ainsi protégées. La ville du Cap s'est par ailleurs déjà engagée dans plusieurs projets de logements abordables dans au moins trois quartiers proches du centre-ville.

«La ville est déterminée à minimiser les effets de déplacement de communautés causés par la gentrification, et son engagement à fournir des logements sociaux dans des zones bien situées constitue un point central de notre vision en matière de restructuration du logement dans la ville», a déclaré Brett Herron, représentant de la municipalité métropolitaine de la ville du Cap pour le développement urbain.

Jeunes femmes prenant des photos à l'extérieur de la mosquée Auwal à Bo-Kaap.
Sumaya Hisham for HuffPost
Jeunes femmes prenant des photos à l'extérieur de la mosquée Auwal à Bo-Kaap.

Malgré tout, la confiance accordée au gouvernement reste faible. Tolker, comme de nombreux habitants du quartier, estime que la gentrification est la méthode employée par le gouvernement pour forcer les locaux à partir afin de laisser place aux promoteurs et aux investisseurs bénéficiant de capitaux importants. Certains habitants, comme Tolker, qui a été contrainte de quitter la communauté unie et historique du District Six pendant l'apartheid, assimilent l'impact de la gentrification aux expulsions forcées de l'apartheid.

«Parce qu'ils ne peuvent pas nous faire ce qu'ils nous ont fait dans le District Six, ils augmentent désormais nos taxes, nos impôts et tout ce qu'ils peuvent trouver pour nous pousser à partir, pour que nous n'ayons plus les moyens de vivre ici et devions vendre et nous en aller», dénonce-t-elle.

Tolker est convaincue que Bo-Kaap s'est construit avec les personnes qui y vivent. Sans les familles qui y résident depuis des générations, indique-t-elle, la communauté perdrait son héritage.

«C'est le berceau de l'islam. C'est là que j'ai élevé ma famille. C'est là que je baisse la tête la nuit. L'argent n'est pas tout. Quand une personne meurt, tout ce qu'elle possède reste. Il est ici question des choses en lesquelles chacun croit, et je crois qu'on doit se battre pour ses droits même quand on est seul», conclut-elle.

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.