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Nous sommes tous des migrants

Vraiment, lisezd'Alexis Nouss. Un livre qui nous parle à tous de la condition d'exilé, mais aussi de notre propre condition et conscience d'exiliance.
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Avec La condition de l'exilé (éd. Maison des sciences de l'homme, 2015), le sémiologue, Alexis Nouss (Nuselovici) responsable du centre de recherche « Non-lieux de l'exil » au Collège d'études mondiales à la Fondation Maison des sciences de l'homme à Paris, nous donne un grand livre, que l'on aimerait avoir pensé et écrit. Il nous reste le devoir d'en parler et de le propager. Il est professeur de littérature et générale et comparée à l'université d'Aix-Marseille.

Rappelons ces deux chiffres qui figurent dans les premières pages du livre : « Sur un total de 218 000 exilés ayant tenté de la traverser, 3 500 noyés en Méditerranée en 2014. La mort est vorace lorsqu'on la laisse faire. » L'Organisation mondiale pour les migrations (ONM) avance le chiffre de 3 700 morts en méditerranée pour l'année 2015. Alexis Nouss dit dès son prologue « Ce livre est surtout écrit pour les exilés qui n'arrivent pas à leur destination, spécifiquement en Europe, soit qu'elle leur soit refusée par les autorités d'accueil, soit que la mort s'en charge. »

Voilà l'affreuse réalité que raconte ce livre à travers la littérature, la pensée, la philosophie qui ont fait l'Europe. Or, aujourd'hui, le phénomène migratoire a atteint une telle proportion, qu'il ébranle la vielle Europe comme frappée d'amnésie, qui a oublié combien de millions d'Européens ont fui leur terre entre 1914 et 1945. La plupart de nos pays veulent de moins en moins des « États-Unis d'Europe » appelés jadis par Victor Hugo de toute sa fougue hospitalière.

Alexis Nouss utilise exactement son titre comme on parle de condition humaine, de condition féminine, de la condition de l'enfant ou de la condition animale. Au XXe siècle, deux auteurs considérables ont donné le même titre à l'un de leurs livres, devenu l'un de leurs chefs-d'œuvre : André Malraux et Hannah Arendt. Le premier était écrivain, intellectuel engagé dans tous les grands combats de son époque depuis la lutte contre la colonisation, la révolution chinoise, la guerre d'Espagne, la Résistance, pour devenir le premier ministre des Affaires culturelles d'un pays républicain et démocrate... La seconde fut la femme philosophe la plus importante du siècle, exilée d'Allemagne par les lois de Nuremberg, qui fit de « la banalité du mal », à propos du cas d'Adolf Eichmann, l'une des notions les plus controversées du siècle. Alexis Nouss, s'il sait se situer dans la lignée philosophique d'Hannah Arendt, sait moins qu'il se situe aussi dans celle de Malraux, et que leurs deux livres La condition humaine ou The human condition sont davantage liés qu'ont veut bien le dire, et par l'analyse des conditions, qui ont asservi l'individu au siècle dernier et donc par les moyens que des millions de femmes et d'hommes ont utilisé pour vaincre leur condition d'asservissement, face aux « crises de folie de l'histoire » (Malraux). On peut personnellement regretter qu'un Malraux, qu'une Hannah Arendt aient pu superbement s'ignorer et qu'aujourd'hui, un aussi grand penseur qu'Alexis Nouss n'ait pas tenu à accomplir cette incomplétude caractérisée, qui fait qu'un écrivain et qu'une philosophe exactement contemporains, donnant tous les deux le même titre à deux livres qui ont fait date, aient tout ignoré l'un de l'autre.

Si La condition de l'exilé clame et analyse le statut de celui qui est expulsé de chez lui, c'est d'abord parce qu'il se soucie de l'autre, du sans nom, qui est aussi si souvent un homme, une femme, un enfant sans visage.

Nouss, sans du tout tomber dans le poncif heideggerien si rabâché - que l'on dirait éculé alors qu'il ne l'est pas -, fait place à la Heimatlosigkeit, « l'absence de patrie », dont il est question dans la Lettre sur l'humanisme, d'un philosophe qui fut si peu humaniste qu'il adhéra quelques mois de trop en 1933 au parti national-socialiste.

Ce faisant, il nous conduit très loin, au plus profond aussi de notre propre conscience, voire aussi de notre inconscient, de notre culture. Pour construire son propos, il crée la notion d'exiliance qui est le fait de subir la condition du migrant, de l'exilé, de celui qui fuit son pays - comme Levinas avait créé la notion d'essance avec le a du suffixe -ance, entrant dans des termes d'action (cité p. 26). Le philosophe juif et allemand , Franz Rosenzweig, auteur de L'étoile de la Rédemption, avait parlé, lui, dans un autre contexte certes, d'inhabitation de Dieu dans le monde. La condition d'exiliance n'est-elle pas ainsi l'inhabitation de l'homme sur terre, vécue de façon tragique, expulsé de chez lui et cherchant refuge avant que la mort n'intervienne ?

La condition - ou l'incondition comme aurait dit Levinas - d'exilé est d'abord un phénomène politique mondial, qui ne laisse personne, aucun pays, aucun continent, ni à l'abri ni neutre. Quelle neutralité est-elle possible face à un phénomène qui soulève des problèmes aussi tragiques, qui nous confrontent aussi à nos propres certitudes politiques ?

Si Alexis Nouss passe des pages à décrire, à analyser les grandes voix qui ont dit, qui ont vécu l'exil, qu'il soit l'exil politique ou l'exil intérieur, depuis Patrick Zachmann qui entreprit en 2013 son travail « Mare Mater », où il fait se conjoindre « son travail sur les immigrants et les clandestins avec sa propre biographie », jusqu'au poète Nazim Hikmet (1901-1963) ou Moustaki, passant par les œuvres capitales de notre modernité signées Kafka, Walter Benjamin, Perec, Camus, Paul Celan d'une façon éminente, ou le cinéaste Carlo Levi qui réalisa « Le Christ s'est arrêté à Eboli » (1977), c'est qu'ils furent tous frappés par la réalité exilique - dont Nazim Hikmet disait: « C'est un dur métier que l'exil, bien dur. »

La problématique de l'exiliance qui est d'abord une terrible réalité, ne peut pas ne pas rencontrer un certain moment Ulysse, que Levinas opposait à Abraham, le prototype des figures spirituelles, l'un des pères du monothéisme, qui quitta un jour sa famille, son village, pour ne plus y revenir. Ce que veut nous dire de très fort Alexis Nouss à propos d'Ulysse, c'est ceci : celui qui revient de l'exil comme de la guerre, de la déportation (mais sans doute aussi d'une lourde maladie) « n'est jamais celui qui est parti - Ulysse n'est pas reconnu lors du retour à Ithaque ». C'est que dans tout exil, il y a la mort et parfois pire encore que la mort, la mort de ses propres enfants, de sa famille, nous laissant comme mort. Le poète Yannis Ritsos dit du revenant, avec l'incomparable force du témoin, qu'il est celui « que nul ne reconnaît plus, même les siens, parce qu'il est comme mort » (p. 92). On peut dire aussi que l'exilé, le déporté, qui rentre après sa déportation, après son exil, fait fausse route : Nul ne l'attend plus.

Alexis Nouss se fait ici maître assurément en exiliance, lui qui vécut de nombreuses années à Montréal où il enseigna à l'université McGill, puis à Cardiff.

Que dire dans ce climat plein de souffrances, mais d'abord plein du combat pour l'accueil et la dignité des migrants, que dire donc, de la situation particulière du drame israélo-palestinien ? Notre guide voit à travers deux poètes qu'il cite, l'un israélien, l'autre palestinien, qu'il ne faut plus parler seulement d'« une terre pour deux peuples », mais d'« un exil pour deux peuples ». Dans l'optique de ce petit livre par la taille, de ce grand livre par la pensée et le combat qu'il engage, l'exil devient une responsabilité que l'on ne peut pas indéfiniment récuser, repousser, ni rejeter à la mer - rejeter à la mort.

Dans cette réalité infracassable, qui nierait que les poètes, les écrivains, ont porté la condition de l'exilé à son plus haut point de révolte, lui conférant par-delà le déshonneur et l'angoisse et si souvent l'horreur, une exemplarité, une dignité payées à quel prix ? Depuis un siècle, combien d'artistes parmi les plus grands ne furent-ils pas des exilés trouvant en France, notamment, une terre d'asile ? Les chiffres et les statistiques ne disent rien du déracinement socio-économique, linguistique, émotionnel, de ces centaines de milliers d'êtres humains qui ont tout perdu, quand ils n'ont pas perdu la vie.

Quand des intellectuels, des penseurs, de la valeur d'Alexis Nouss, s'inscrivant dans la lignée de Benjamin, Celan, Semprún, Kundera, dont la France fut souvent une terre d'accueil, de tant de ceux qui partirent aux États-Unis, comme Adorno, Arendt, sortent des seuls concepts pour nous faire comprendre au plus près la condition de migrant, dans sa condition d'exilé, les médias, qui nous ont chaque jour de l'été 2015 montré l'insoutenable des tragédies, devraient permettre à leur voix d'être entendue partout par le plus grand nombre de consciences. Au lieu de cela, on n'entend que le silence tonitruant du néant, des « people », du one-man-show ou du one-woman-show permanent que jouent nos femmes et nos hommes les plus médiatiques de l'heure.

Vraiment, lisez La condition de l'exilé d'Alexis Nouss. Un livre qui nous parle à tous de la condition d'exilé, mais aussi de notre propre condition et conscience d'exiliance.

M. de Saint-Cheron est philosophe des religions, dernière publication, Les écrivains français face à l'antisémitisme. De Bloy à Semprun Ed. Salvador

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