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70e anniversaire de la libération d'Auschwitz: la mémoire postmoderne de la Shoah

Depuis l'an 2000, nous sommes entrés dans ce que l'on pourrait nommer la mémoire post-moderne d'Auschwitz et des camps.
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On ne me fouettera jamais pour avoir écrit ce texte. Raif Badawi, lui, a été condamné à 1000 coups de fouet et 10 ans prison pour avoir blogué.

Ce 27 janvier marquera en Europe, aux Etats-Unis, en Israël et dans quelques autres pays du monde, le 70e anniversaire de la libération d'Auschwitz-Birkenau, le plus grand complexe d'extermination jamais créé.

Sur l'emplacement du camp d'extermination, en Pologne, aura lieu une très impressionnante manifestation avec de nombreux chefs d'Etat ou de gouvernements... mais bien peu de survivants. Ni Simone Veil, ni Elie Wiesel n'y seront pour raison de santé. Imre Kertész, le prix Nobel de littérature hongrois, Israël Lau, ancien grand-rabbin ashkénaze d'Israël, Izio Rosenman, psychanalyste, et d'autres encore bien sûr, restent des témoins directs de l'enfer d'Auschwitz, qui y seront peut-être, si leur santé leur permet. Mais cet anniversaire ne sera-t-il pas d'ores et déjà la dernière commémoration décennale qui comptera avec les survivants directs - sauf bien sûr d'heureuses exceptions ?

Mais il restera une seconde mémoire -indirecte, celle-là-, celle des enfants dont les parents ne sont pas revenus, comme l'écrivain Marcel Cohen, par exemple, parmi beaucoup d'autres.

Depuis l'an 2000, nous sommes entrés dans ce que l'on pourrait nommer la mémoire post-moderne d'Auschwitz et des camps.

Pour en parler, à la veille de ce 70e anniversaire, je le ferai à travers deux livres tout juste parus : Le Consul de Salim Bachi (Gallimard) et Les Inoubliables de Jean-Marc Parisis (Flammarion).

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Le héros de Salim Bachi est Aritides de Soussa Mendes (1885-1954), consul du Portugal en Belgique puis à Bordeaux à partir de septembre 1938, qui fit face, seul, à Salazar et aux nazis. Aristides, désobéit en connaissance de cause à la « maudite circulaire n°14 en date du 11 novembre 1939, émanation méphitique de Salazar, notre démon », comme le dit Aristides dans le roman. Entre mai et juin 1940, il délivra plus de 30 000 visas aux réfugiés fuyant les pays occupés par les hordes nazies, dont 10 000 à des Juifs. Il reçut fin juin l'injonction de stopper immédiatement son action. Mais le bien était accompli. « ce fut la plus grande action de sauvetage menée par une seule personne pendant l'Holocauste » écrivit Yehuda Bauer, spécialiste des réfugiés juifs durant la guerre. Autant de vies arrachées aux trains de la mort et à Auschwitz, dont le 17 janvier marque le 70e anniversaire de la libération.

Il y a plusieurs mémoires d'Auschwitz et de l'Holocauste, celle des trente-cinq premières années jusqu'à l'orée des années 1980, puis il y a celle qui se forge et se fonde sur le mot hébreu Shoah, titre du film de Claude Lanzmann. Une troisième mémoire apparaît au début du XXIe siècle, que l'on pourrait qualifier de post-moderne, constitutive d'une ultime mémoire vive, le plus souvent juive, contiguë aux récits sortis de l'oubli d'auteurs disparus, alors qu'une génération d'auteurs qui n'ont pas connu l'horreur des camps, la refondent dans une approche postmoderne.

Ainsi Salim Bachi comme Jean-Marc Parisis dans Les Inoubliables, restituent une page de la mémoire de la Shoah. Bachi à travers la magnifique et héroïque figure d'Aristides de Soussa, Parisis à travers une fratrie de quatre frères et une sœur avec leur mère Esther Schenkel, déportée à Auschwitz au lendemain de l'exécution de leur père Nathan, par le convoi numéro 71 du 13 avril 1944.

Déportés et assassinés car ils n'ont pas eu la chance folle de croiser sur leur route de malheur un héros du nom de Soussa Mendes.

Voici donc la mémoire postmoderne de la Shoah, d'Auschwitz, de l'univers concentrationnaire nazi.

Salim Bachi, prix Goncourt du premier roman pour Le Chien d'Ulysse est aussi l'auteur du Silence de Mahomet (Gallimard). Il est né à Alger en 1971. Il fait deux fois œuvre de mémoire, d'abord comme natif du Maghreb, puis comme écrivain plongeant dans les tréfonds de l'héroïsme face à la barbarie nazie. Il écrit ici le journal imaginaire d'Aristides de Soussa Mendes, sa part la plus intime, comme son action la plus visible, par laquelle l'histoire l'a reconnu comme un héros et un juste. Après sa mort, lui fut décerné le titre de Juste des Nations par Yad Vashem. Ce roman est donc le récit de ces années noires qu'Aristides fait à la fin de sa vie à l'intention de sa seconde épouse, Andrée Cibial, pianiste française, sa maîtresse dès 1939, qu'il épousa en 1949, à la mort de sa femme Angelina.

Tout cela résonne avec une force qui impressionne le lecteur et une part du talent de Salim Bachi est de se mettre à la place du diplomate portugais face à des événements que l'on ne contrôle aucunement mais sur lesquels lui agira de façon exemplaire, autant que de l'homme privé, qui s'interroge, aime, croit aussi profondément en la foi chrétienne. Autant de faces de sa psychologie, de sa culpabilité, de son déchirement intérieur. C'est justement tout le travail du romancier que de parler, d'écrire à la place d'un homme, qui a agi jusqu'au péril de sa vie et finalement au détriment de sa famille nombreuse mais qui n'a pas laissé d'autobiographie.

On connaît naturellement quelques-unes de ses paroles. Quand il lui fut reproché « d'avoir déshonoré le Portugal devant les autorités espagnoles et devant les forces allemandes d'occupation »,, le Consul répondit « s'il me faut désobéir, je préfère que ce soit à un ordre des hommes qu'à un ordre de Dieu » et aussi « Si tant de Juifs ont souffert d'un démon qui n'était pas juif, il est normal qu'un chrétien souffre ce qu'ont enduré tant de Juifs ».

Voici ces paroles que Salim Bachi met sous la plume d'Aristides : « Je déclarai qu'à partir d'aujourd'hui, en ce 17 juin de l'an de grâce 1940, j'allais enfin obéir à ma conscience. Je ne laisserais pas mourir ces femmes et ces hommes qui étaient venus à moi à travers les épreuves et la mort, ces enfants qui avaient traversé l'enfer pour me trouver, je ne devais pas les abandonner » (p. 109).

Lorsque des années après avoir été déchu par Salazar de son statut et mis à la retraite anticipée, après la guerre, Aristides de Soussa Mendes découvrit l'immensité du massacre, Bachi l'entend prononcer ces mots :

« Toute cette humanité qui s'était présentée au consulat de Bordeaux ce jour-là et les jours suivants, et qui eût péri dans ces usines de la mort si je n'avais pas été là, si mes enfants et moi, aidés d'un rabbin sans kippa, n'avions pas fourni une aide d'une ampleur inouïe » (115). Haïm Kruger est un rabbi hassidique que l'on imagine mal sans chapeau ou sans kippa. Originaire de Pologne, il rencontra Soussa Mendes à Bordeaux et ils devinrent vite fort proches.

Dans les jours qui suivirent, Teotónio Pereira, ambassadeur du Portugal à Madrid, le convoqua lui demandant s'il n'était pas fou, avant d'ajouter : « Je vous relève de toutes vos fonctions, Aristides, vous n'êtes plus rien, ordre de Salazar. » « - Faut-il donc être fou pour être un homme juste ? » (21) lui répondit-il, dans le roman mais d'abord dans la vraie vie.

La mémoire postmoderne d'Auschwitz, des camps de la mort, je la vois dans ces héros ou ces héroïnes, ces Aristides de Soussa Mendes, Chiune Sugihara, le consul du Japon qui sauva 6000 Juifs à Kaunas, « l'Oskar Schindler nippon », Raoul Wallenberg, Carl Lutz ou la non moins sublime Irena Sendlerowa, qui risqua sa vie à Varsovie à sauver 2500 Juifs du ghetto - et tous les autres Justes des nations. La mémoire postmoderne d'Auschwitz, je la vois tout autant dans ces victimes oubliées, inconnues, auxquelles un heureux hasard de la vie fit qu'un historien comme Me Klarsfeld, qu'un écrivain comme Modiano avec Dora Bruder, Jean-Marc Parisis avec les cinq enfants juifs cachés à La Bachelelrie (Dordogne), ou qu'un journaliste comme Pascal Caïla, avec Adèle Kurzweil, réfugiée d'Allemagne avec ses parents, déportée avec eux de France et assassinée à Auschwitz en septembre 1942, leur redonnent à chacune, à chacun, un Nom et un Visage... un avoir-été. C'est pourquoi nous voulons associer au livre de Salim Bachi celui, tout aussi poignant, mais du côté des victimes désignées, et d'abord des enfants, de Jean-Marc Parisis, Les inoubliables. Il ressuscite pour nous, pour lui, pour eux bien sûr aussi, la mémoire d'Alfred, Jacques, Isaac et Cécile Schenkel, déportés et exterminés à six, huit, dix, douze et treize ans, qui furent arrêtés à la Bachellerie, village choisi comme étant une protection, qui s'avéra être un piège mortel pour cette famille et beaucoup d'autres personnes cachées. Jean-Marc Parisis, retrouva l'un des derniers témoins de cette tragédie, Benjamin Schupack, qui y laissa pourtant sa mère, son frère cadet et une grande partie de sa famille.

Telle est la mémoire postmoderne d'Auschwitz avec ses héros et ses victimes sorties de la nuit de l'oubli pour devenir des martyrs, mais les uns et les autres sont au sens le plus absolu des Témoins, qui nous parlent à travers leur messager, leur biographe.

Ces Justes sont des Témoins exemplaires de ce que l'on peut faire pour autrui en temps de détresse.

Depuis la nuit des temps nous savons que tous les êtres n'ont pas le même sens de la vie, mais surtout ne donnent pas à la foi en l'homme, à la foi en Dieu, le même sens. Pour les uns, elle conduit à tuer, à assassiner comme des barbares. Pour les autres, elle conduit à sauver comme un être bon, qui croit à l'humain avant de croire au ciel. Telle est, à la lumière tragique des événements sanglants que nous venons de vivre, une façon d'approcher la mémoire postmoderne de la Shoah, de l'extermination sous toutes ses formes.

M. de Saint-Cheron est philosophe des religions, dernière publication, Du juste au saint. Ricoeur, Levinas, Rosenzweig (DDB, 2013).

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