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14 minutes, ou quand la très sainte économie revient au galop

Sous l’effet de l’enthousiasme naïf, délétère et contagieux de la relance économique, on a laissé sous-entendre que nos enfants et ceux qui s’en occupent auraient à payer le prix d’une nécessaire et rapide reprise du travail.
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14 minutes.

C’est le temps qu’aura duré l’enthousiasme généralisé à l’idée d’une sortie de crise annoncée.

Le temps entre le moment où le premier ministre permettait, dans une belle image de printemps, l’espoir d’un lent retour à la normale et le moment où il suggérait fortement la possibilité de rouvrir les écoles le 4 mai, voire même avant.

L’urgence avec laquelle il voulait relancer l’économie, en étant prêt à faire peser sur une partie de la population des risques qui étaient, quelques jours auparavant, inacceptables, témoigne d’un genre de paradoxe dont la CAQ ne s’est jamais privée.

Qu’importe la décision qui sera prise au final, cette maladresse, pour reprendre une idée qui n’est pas de moi, risque surtout de nuire à la crédibilité d’un chef d’État et d’un gouvernement qui, jusqu’à maintenant, semblaient réellement soucieux de rassurer la population, et d’en assurer la sécurité coûte que coûte. Cela peut d’autant faire mal que le cynisme engendré ne pourra que nuire à la patience, à la discipline et à la solidarité dont le Québec a aujourd’hui besoin.

Soyons honnêtes. Il existe de très bonnes raisons pour envisager la réouverture des écoles plus tôt que tard. Économiques et pratiques, certes, dans la mesure où beaucoup de personnes, de familles, dépendent de leurs revenus et de certains services aujourd’hui interdits, tels que la livraison de constructions neuves pour ceux n’ayant nulle part où aller, pour n’en citer qu’un.

Mais plus important encore, il existe aussi des arguments sanitaires: un retour en classe avant l’été permettrait d’atténuer le choc pénible que représenterait une rentrée seulement en septembre. Les vacances estivales pourraient en effet modérer la propagation parmi les jeunes – plus résistants – tandis qu’attendre à l’automne, au contraire, l’amplifierait, et ce brutalement, avec l’approche d’un hiver davantage propice à la circulation, non seulement de la COVID-19, mais aussi des autres virus habituels qui nécessitent déjà certains soins.

Le hic, c’est que nous n’avons pas entendu ces derniers arguments de la part de M. Legault. Seulement ceux des impératifs de la très sainte économie.

Il aura fallu les interventions de plusieurs experts de la santé, dont le docteur Alain Vadeboncoeur, pour qu’ils soient efficacement vulgarisés à la population.

Mais malgré cela, bien des familles préfèrent manifestement rester confinées, qu’importe les sacrifices, plutôt que de prendre le risque de laisser contaminer leurs enfants, et ensuite de l’être à leur tour, sans savoir où pourrait s’arrêter cette nouvelle chaine de contagion. L’ampleur de cette réaction confirme qu’une bonne partie de la population n’était pas prête à cette annonce subite et de toute évidence imprévue du gouvernement lui-même. Rien de surprenant compte tenu de l’efficacité des efforts déployés pour nous convaincre des risques de propagation et de la nécessité des sacrifices de la distanciation sociale.

Ainsi, d’entendre le premier ministre nous répéter sur un ton détaché que les enfants ne sont qu’«exceptionnellement gravement malades», en ne tenant aucunement compte des adultes potentiellement concernés, qu’ils soient parents, dans le personnel d’établissement, ou encore chauffeurs d’autobus, c’était d’une maladresse on ne peut plus regrettable qui fait d’autant plus douter de ses réelles priorités.

“L’argument était clair et honnête: on a besoin de libérer les travailleurs de leurs enfants pour relancer l’économie.”

D’entendre ensuite le docteur Arruda nous expliquer comment on pourrait appliquer la distanciation sociale dans les écoles, «en utilisant des endroits différents, inhabituels, et en diminuant le nombre d’enfants au même endroit», c’était pour beaucoup d’enseignants une autre preuve que bien des décisions peuvent être prises sans avoir conscience des réalités des milieux: le manque d’espace et d’enseignants dans le réseau scolaire sont des problèmes graves fortement décriés depuis longtemps.

Tout cela sans compter l’état d’esprit dans lequel se retrouveront les élèves parachutés ainsi dans de véritables foyers d’incubation sous prétexte qu’ils «sont faits forts». Ceux-là mêmes qui, d’une part, meurent d’envie de retrouver leurs amis ou, au contraire, sont angoissés à l’idée d’être infectés à leur tour. Seront-ils disposés aux apprentissages? La question se pose, mais la réponse importe peu. L’argument était clair et honnête: on a besoin de libérer les travailleurs de leurs enfants pour relancer l’économie.

Plusieurs scénarios ont en ce sens été avancés depuis quelques jours, entre autres à partir de ce qui se passe dans quelques pays d’Europe. Or, dans tous les cas, l’avertissement de plusieurs experts reste sérieux: bien qu’il faille se préparer à vivre avec le virus, celui-ci peut nous réserver encore bien des surprises, exige de la patience et, j’oserais ajouter, de l’humilité. Cela sans compter l’avis de nos gestionnaires d’établissements scolaires selon qui il faudrait prévoir un mois pour permettre une réintégration des élèves graduelle, sécuritaire et efficace.

“En ces temps où les gens ont plus que jamais besoin d’humanité, il est révoltant de constater à quel point autant d’angoisses, de détresses et de morts sont toujours économiquement justifiées.”

Bref, si tout cela a bel et bien été réfléchi, il aurait été pertinent de le clarifier avec tout le sérieux que ça implique, dans un point de presse ultérieur. Mais sous l’effet de l’enthousiasme naïf, délétère et contagieux de la relance économique, on a plutôt laissé sous-entendre que nos enfants et ceux qui s’en occupent auraient à payer le prix d’une nécessaire et rapide reprise du travail.

C’est le désir ardent d’un retour à la normale tel que l’impose la société au temps du néolibéralisme: nos institutions ayant la responsabilité de prendre en charge des tranches entières de la population sont réduites à n’être que des parkings accommodants pour le reste de la population qui doit produire de la richesse.

Que ce soit pour nos aînés ou nos enfants, sous prétexte de favoriser l’économie (et des économies, évidemment), on assiste depuis des décennies à un sous-financement de services de base, avec les conséquences que l’on voit aujourd’hui en éducation, en santé et plus dramatiquement dans les CHSLD. On souhaite néanmoins en haut lieu que la crise actuelle ne soit qu’un soubresaut dans l’ordre des choses. En ces temps où les gens ont plus que jamais besoin d’humanité, il est révoltant de constater à quel point autant d’angoisses, de détresses et de morts sont toujours économiquement justifiées.

Quelle que soit la décision que le premier ministre prendra, il lui faudra regagner la confiance de celles et ceux qui accepteront de lui confier ce qu’ils ont de plus précieux. Or, si l’on se fie à ce que subissent aujourd’hui nos aînés, il est compréhensible qu’une telle confiance soit ébranlée.

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