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Je suis asexuelle et voilà comment je le vis

Je ne fantasme pas à l'idée de faire l'amour avec les personnes qui me charment, à quelques rares exceptions.
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C'est au secondaire que je me suis ouvertement déclarée asexuelle. Je crois que ça a toujours été le cas.

C'est par mon ami Erik que j'ai découvert ce mot. Son ami Jared nous ramenait tous les deux chez nous en voiture d'une soirée quelconque. Nous étions serrés sur la banquette arrière quand il a demandé à Erik s'il avait un petit copain en vue.

Erik a répondu à la question en s'esclaffant: "Je ne sors avec personne, je suis asexuel."

La voiture a tourné dans l'allée, je suis rentrée chez moi, j'ai ouvert mon ordinateur portable, et j'ai fait une recherche Google sur ce mot. Je suis tombée sur un site et une communauté en ligne. Après quelques mois, Erik a renoncé à cette étiquette pour se caser avec un premier de classe. De mon côté, j'ai peu à peu embrassé l'asexualité.

Durant mes années d'études secondaires, je militais activement et ouvertement pour la cause LGBT. Chaque semaine, j'organisais avec Erik les réunions d'une association d'élèves pour l'égalité des droits. Nous participions à des manifestations et faisions pression pour que la protection des droits des gays soit incluse dans le cursus scolaire. Nous faisions des interventions en cours de sociologie ou de psychologie pour informer nos camarades sur l'histoire des gays et les problèmes des transsexuels. Un jour, nous avons rencontré Dan Savage, et nous avons partagé avec lui des pancakes jusque tard le soir dans un restau proche de l'université locale. Nous tentions de sensibiliser nos camarades à la question des "crimes de haine" en travaillant avec le professeur de maquillage et d'effets spéciaux du lycée: nous arpentions l'établissement maquillés de manière à arborer les hématomes et les cicatrices de victimes réelles, dont la biographie était épinglée sur nous, et nous affichions des images de scènes de crimes, complétées des mêmes biographies, aux murs et aux fenêtres de la cafétéria.

Je me sentais coupée de tout ça: le genre, la beauté, le désir. Ces choses m'intéressaient, mais me donnaient la même impression que la foi religieuse: elles me semblaient inertes.

Pour mes professeurs comme pour mes camarades, il était naturel de supposer que j'étais lesbienne. Je ne m'en suis jamais souciée et je n'ai pas fait le moindre effort pour corriger cette impression. Pour un temps, mon identité est demeurée brumeuse, non confirmée. Enfin, j'ai fini par me dire asexuelle. Longtemps, j'ai eu tendance à évacuer cet aspect de ma biographie en disant que c'était vrai "à l'époque"; en réalité, c'était vrai, tout simplement. Personne, à l'école, ne m'inspirait du désir. Ni dans le monde entier. Je me sentais coupée de tout ça: le genre, la beauté, le désir. Ces choses m'intéressaient, mais me donnaient la même impression que la foi religieuse: elles me semblaient inertes et n'offraient aucune prise, comme si elles étaient faites d'une matière transparente et aérienne.

Quand j'ai fait mon coming out, les gens se sont montrés aussi compréhensifs qu'on pouvait l'espérer en 2005. Mon professeur de sociologie a demandé à la classe de respecter mes sentiments, identiques à ceux que j'éprouve aujourd'hui, et cela m'a suffit. Mes amis m'ont demandé qui je baiserais, si l'envie m'en prenait. Erik m'a raconté qu'il s'était senti asexuel après sa dernière rupture, mais qu'il était passé à autre chose. On a souligné de manière répétée le caractère provisoire de cette orientation, mais la plupart se sont montrés respectueux. Personne n'a mis en doute ma sincérité. Ma mère m'a demandé à plusieurs reprises, et de manière insistante, si j'avais quelque chose à lui dire. J'ai fini par lui dire que j'étais asexuelle; elle a cligné des yeux, et il n'en a plus jamais été question par la suite.

Je suis allée à la fac et je suis sortie avec un garçon. Mon étiquette d'"asexuelle" n'a pas résisté au feu des réactions de mes amis. Je leur ai raconté que je sortais depuis peu avec un garçon et que je couchais avec lui. "Donc tu n'es plus asexuelle?" m'ont-ils demandé. L'identité que j'avais embrassée disparaissait alors à l'horizon. J'aimais tendrement ce jeune homme sensible aux longs cils qui étudiait l'allemand, et je n'étais que trop heureuse de me débarrasser de ma virginité. Je ne pouvais donc pas être asexuelle. Aucun de mes amis n'a plus jamais cherché à savoir si je me disais asexuelle.

Mon amoureux, lui, m'a posé des questions. Il ne pouvait pas faire autrement. Nous n'avons couché ensemble que quelques mois sur les trois années qu'a duré notre relation. Et puis je lui ai dis que j'étais asexuelle, ou du moins que je pensais l'être. Ca l'a blessé. Il a mis du temps à se décider: il a cassé avec moi, a changé son statut Facebook pour "célibataire" sans me demander mon avis, s'est débrouillé pour obtenir une relation sexuelle dont je ne voulais pas, et a fini par m'avouer qu'il était amoureux de moi. Mes rebuffades heurtaient son estime de soi. Il se sentait trompé. Je n'arrivais pas à me contraindre à ressentir pour lui un quelconque désir charnel. Mon cœur était tiraillé entre mon besoin d'affection et d'attention, mais rien ne m'émouvait au-dessous de la ceinture.

Nous avons poussé la porte des sex-shops de Short North (le quartier gay de Colombus, dans l'Ohio) pour y acheter des sex toys, des tenues affriolantes et des vidéos de mauvaise qualité montrant des femmes à l'air blasé dans des chambres d'hôtel. Il m'a dit que nous pouvions continuer de sortir ensemble même si nous renoncions à avoir des relations sexuelles. Il est parti faire un stage à New York. Il a couché avec une brune qui avait des dents de lapin et des nattes, et ça ne m'a fait ni chaud ni froid. Il se mettait en colère quand je pleurais pendant qu'il me léchait, ou quand j'étais trop engourdie pour vouloir qu'on me touche. Il me voyait lever les yeux au ciel en signe de frustration plutôt que de ravissement, et il m'a exhortée à consulter un médecin.

Cette dernière remarque m'a énervée. Je savais bien que rien ne clochait chez moi, qu'il n'y avait rien à soigner. Tout ce que j'attendais de lui, c'était qu'il partage ma vie dans l'appartement glacial où nous logions sous les combles, des moments de rire lors des soirées à la maison et des conversations alcoolisées accompagnées de pains au fromage et de biscuits. Je ne voulais pas de plans à trois, de sex-toys, de galipettes à même le sol avec des filles et des garçons lors de soirées, toute cette parodie nocturne de la passion. Mais j'ai accepté tout cela malgré tout, pendant quelque temps.

Le problème, c'est que j'étais capable d'avoir des rapports sexuels, et que l'acte ne m'inspirait pas tant une violente répulsion que de la tristesse et un certain dégoût. À chaque fois qu'il me touchait, mon corps était traversé de décharges électriques épuisantes; mon sexe, bien qu'engourdi, fonctionnait normalement et répondait aux stimuli. Chaque explosion de plaisir mécanique avait quelque chose d'écœurant, de non désiré, d'incontrôlé. J'avais l'impression d'être momentanément possédée, livrée à une sorte d'esclavage auquel je ne pouvais pas échapper. Ma capacité à réagir physiquement envoyait un message à mon partenaire: je pouvais être avec lui, mais à condition de prendre sur moi et de supporter l'épreuve. Une fois, il m'a prise dans ses bras pendant que je pleurais, tout en me pénétrant.

"Je ne veux pas", ai-je protesté, en hoquetant.

"Je sais", m'a-t-il répondu doucement, presque avec compassion. "Tu ne veux pas." Il a caressé ma culotte avec son doigt, et mon corps a réagi. "Mais je pense que ça te ferait du bien."

Chaque tentative de le satisfaire provoquait chez-moi un accès de tristesse. J'en suis même venue à associer le fait de jouir à la coercition, à quelque chose de désagréable, à la culpabilité. Je suis partie faire mon deuxième cycle à Chicago et nous nous sommes séparés.

À Chicago, je suis sortie avec un homme tellement séduisant que j'ai pris pour du désir l'admiration et l'envie qu'il m'inspirait. En amour, cette confusion n'est pas rare: ai-je envie de coucher avec toi, ou d'être toi? Je n'ai jamais su faire la différence. Ce qu'il voulait, lui, était plus clair: du sexe, tous les jours. S'il n'obtenait pas ce qu'il voulait, il me trompait et devenait furieux. Parfois, il faisait les deux. J'avais alors 21 ans, j'étais déprimée, je venais d'arriver dans cette ville et j'étais effroyablement seule. Au point que lorsque mon grand-père m'a rendu visite, le seul fait de me voir lui a fait monter les larmes aux yeux. J'ai donc continué à offrir mon corps à mon amant, cet homme à la fois charmant et exigeant. J'échangeais ma présence physique, principalement inerte et occasionnellement tremblante, contre des discussions sur l'oreiller et de longues balades vers Evanston (au bord du lac Michigan, au nord de Chicago). Ce faisant, j'ai subi énormément de violences. Le courant électrique serpentait et s'effilochait en moi, mais il continuait de produire des décharges, malgré mes larmes et mon inconfort. Je détestais la perte de contrôle, et le fait que, lorsqu'il me prenait et que mon corps était agité de secousses, je donnais l'impression d'en avoir envie.

Quand ses infidélités me sont devenues insupportables, je me mis à donner mon corps pour de l'amitié. Je m'étais déjà amusée avec des garçons et des filles à l'université, acquérant sans enthousiasme les expériences de vie que recherchait mon petit copain d'alors, et que Dan Savage (pensais-je) m'aurait conseillées. J'étais jeune, pas hétéro, iconoclaste et turbulente: bien sûr, enfourcher une fille portant un rouge à lèvres cerise et un bustier en jean et sucer ses tétons à la soirée du Nouvel An me faisait envie. J'en avais envie parce que je pensais être censée en avoir envie. Mais je ne ressentais rien.

J'ai continué à ne rien ressentir à Chicago, passant successivement entre les bras d'un artiste de cabaret, d'un comédien, d'un étudiant en sciences cognitives et de sa petite amie biologiste, d'un étudiant ayant abandonné ses études, et d'un camarade de deuxième cycle de l'université d'État de l'Ohio. En l'espace d'une semaine, au printemps 2010, j'ai couché avec trois inconnus. C'était mon record personnel. Je me sentais vidée et lasse jusqu'à ce que ce soit fini et que vienne le moment de parler.

La seule personne pour qui mon corps brûlait vraiment, à l'époque, était la bibliothécaire mince aux cheveux blonds vénitiens avec qui mon petit ami ne cessait de me tromper. Elle était timide, avec des lèvres pulpeuses et un nez proéminent. Elle écrivait des textes érotiques me mettant en scène, que j'ai découverts sur son ordinateur à lui. Leur lecture m'a procuré un plaisir maladif. Un jour, alors qu'elle venait de subir une agression, j'ai passé des heures au téléphone avec elle, pour l'écouter et la réconforter. Nous étions amoureuses, en un sens. Je passais des heures chaque semaine à regarder des photos d'elle sur internet. Elle vivait à des milliers de kilomètres, mais je connaissais jusqu'aux moindres détails de sa physionomie. Il ne se passait pas deux jours sans que je fantasme à son sujet.

Je me demande si c'est ainsi que l'attraction physique fonctionne d'ordinaire. Ce que je ressentais était à la fois d'une écrasante intensité, débordant de culpabilité et triste. Mais c'était aussi très beau. Dans une autre vie, nous aurions été parfaites l'une pour l'autre. Tout cela était gâché par l'homme que nous partagions, et par le traumatisme qu'il infligeait à chacune de nous. J'ai laissé ma sexualité se flétrir toujours davantage. Elle a été plongée dans un sommeil profond pendant environ cinq ans.

Je suis avec mon partenaire actuel depuis presque six ans. Je peux sentir mes pupilles se dilater et mon regard s'adoucir quand je pose les yeux sur lui. À chaque fois. Depuis le jour de notre rencontre, mon cœur fait des bonds dès que nos regards se croisent. Il a une beauté délicate, des cheveux bruns brillants, et des bras robustes mais élancés. J'aime les boucles de poils sombres qui couvrent son ventre et sa poitrine, le creux de son sternum, ses yeux en amande et les rides derrière lesquelles ils disparaissent quand il rit. Je me sens attirée par lui dans mon corps et dans mon cœur. Ces deux dimensions ont toujours été réunies, même avant d'avoir la certitude d'être en présence d'une personne bonne et digne d'être aimée. J'en ai eu l'intuition et, pour une fois, mon intuition était correcte. Il m'arrivait de le regarder et de penser: "Tu es parfait, tellement parfait!" À présent que nous avons vécu assez de temps ensemble pour bien connaître nos défauts respectifs, je le regarde et je me dis plutôt: "Je t'aime, espèce d'adorable petit taré.

Il m'arrive souvent de le désirer, et j'ai parfois du désir pour d'autres personnes, abstraitement, mais je suis toujours asexuelle. Il est extrêmement rare que j'éprouve du désir pour quelqu'un. Je ne fantasme pas à l'idée de faire l'amour avec les personnes qui me charment, à quelques rares exceptions. La plupart du temps, j'imagine que les embrasse sur le front ou que j'enveloppe leurs corps trempés d'eau dans des serviettes en tissu éponge. Même avec mon compagnon, c'est la réalité dominante. Mon corps est toujours engourdi et mes sentiments, toujours sombres. Ma libido est à présent faible, mais pas en sommeil. Les circuits fonctionnent. Les décharges et les élans d'énergie me provoquent des spasmes et me coupent le souffle. J'ai alors l'impression que mon cerveau s'enfonce dans un tourbillon de fumée. Et puis cela passe et je me retrouve à nouveau lucide, vide, maîtresse de moi, et je regrette d'avoir quitté cet état

J'aime la tendresse, les câlins; j'admire les corps de rêve, et la manière dont se meuvent les personnes plus gâtées que moi par la nature.

Je n'ai jamais compris les univers du genre et du désir, et je n'y parviens toujours pas. J'aime la tendresse, les câlins; j'admire les corps de rêve, et la manière dont se meuvent les personnes plus gâtées que moi par la nature. Quand je vois des gens s'embrasser au fond d'un bar gay ou dans le jacuzzi d'un hôtel, mon cœur bat la chamade et je les observe avec intérêt. Quand je croise dans la rue une jolie personne, je souris et sens de la chaleur envahir mon visage, mais pas autant que lorsque je vois un chien corgi aux rondeurs agréables.

Je ne fantasme pas à l'idée de coucher avec des gens. Il y a peu de chose, dans la réalité du sexe, qui m'émoustille. J'ai des goûts particuliers, mais mes tentatives pour les satisfaire me laissent en larmes ou de marbre. Le caractère réel et viscéral des ébats leur donne à mes yeux un aspect creux et effrayant. Je ne sens rien dans mes tétons et, la moitié du mois, mon appareil génital est rétif au contact physique. Il suscite un chatouillement désagréable et inonde mon cerveau de tristesse. Je me sens toute drôle dans mon corps et dans sa matérialité, mais les sentiments viennent quand même, comme le plaisir, par soubresauts. Je ne veux pas prendre de testostérone, pour éviter l'hypertrophie clitoridienne et l'accroissement de libido que cela provoquerait. Je refuse tout ce qui pourrait me rendre plus sensible au-dessous de la ceinture. Je suis à la fois trop sensible et trop impassible. Je n'aime pas être sexy, ni regarder des vidéos montrant des personnes aux yeux vitreux se livrant à des ébats spectaculaires.

Quand je décide de faire l'amour, le rapport sexuel se déroule à mon initiative, et respecte un ensemble déterminé de paramètres correspondant à ce que mon corps peut accepter à ce moment précis. Je regarde mon partenaire dans les yeux, je mordille le lobe de ses oreilles, je tire les poils de sa poitrine, et je sens monter l'excitation quand il se tord et répond à mon étreinte. Voilà le genre d'électricité - traversant son corps, et générée par moi - que je peux supporter. J'adore ça. C'est ma propre électricité qui me rebute. À quelques rares exceptions.

J'ai toujours été asexuelle, même longtemps après avoir cessé de me coller cette étiquette. Je suis un curieux assemblage, tour à tour inerte et spasmodique, asexuelle, sans genre, et bisexuelle. Je pense avoir toujours possédé ces trois caractères. Je m'efforce d'aimer et de rendre justice à cette identité dans son intégralité, et de sentir ce qu'elle a de magnifique; de sentir mon corps se soulever d'enthousiasme quand je contrôle sereinement qui est touché et de quelle manière; de me complaire dans la neutralité de mon corps, et d'arrêter d'attendre de lui qu'il se comporte comme le font souvent d'autres corps qui lui ressemblent. Je peux allumer et éteindre la machine. Il n'y a rien à réparer. Aucun mal à diagnostiquer.

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