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La guerre de trop n'aura pas lieu

La tendance pacifique que l'on observait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale s'est brutalement inversée en 2007.
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Au printemps 1935, Jean Giraudoux, écrivain, diplomate et ardent défenseur de la paix écrivait la pièce La guerre de Troie n'aura pas lieu. Par le biais de la mythologie grecque et de l'épopée d'Homère, il évoquait clairement la menace qui pesait sur l'Europe. Il dénonçait «les faux intellectuels, les clercs qui trahissent en exaltant, au nom de la raison, le fanatisme et les passions grégaires». Il mettait en relief le cynisme des politiciens, les idéologies batailleuses qui mènent les peuples à leur faillite, les motivations faussement héroïques ou patriotiques, la folie de foules nationalistes manipulées qui se repaissent d'une irrépressible volonté guerrière, la bêtise des hommes et leur obstination. Il rappelait que le mécanisme de la destinée, une fois lancé, ne peut être arrêté. «La guerre finit par échapper aux hommes et, quelle que soit leur volonté, ce sont alors des éléments incontrôlables, des logiques hasardeuses, qui président à son déclenchement.»

Ultime avertissement face aux conflits qui s'annonçaient, la pièce se terminait par l'inévitable guerre, devenant ainsi douloureusement prophétique.

Soixante-dix ans plus tard, l'œuvre prête toujours à réflexion. Comment nier les similarités entre l'époque où elle fut écrite et ce qui se passe de nos jours. Crises économiques, rétractions nationalistes, verbiages belliqueux, montée des extrêmes, manichéisme des discours, stigmatisation des différences, instrumentalisation de l'émotion, slogans réducteurs et autocratiques répétés en boucle... Tout cela fait bien parti de notre actualité.

D'ailleurs, l'Institute for Economics and Peace (IEP), qui classe chaque année les pays en fonction d'un indice de paix globale (Global Peace Index), note dans son rapport 2014 que la tendance pacifique que l'on observait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale s'est brutalement inversée en 2007 et que le phénomène s'accentue, année après année: «depuis 2008, le niveau de la paix s'est dégradé dans 111 pays, alors qu'il ne s'est amélioré que dans 51 autres».

Il y a peu de temps encore, l'idée même d'une guerre mondiale aurait fait sourire. Quiconque en aurait envisagé publiquement la possibilité aurait pris le risque de se décrédibiliser. Ce n'est plus le cas. Les intellectuels commencent à aborder la question sans crainte de perdre la face. Il y a quelques mois, Roger Cohen, chroniqueur au New York Times l'envisageait très directement dans l'article Yes, It Could Happen Again («Oui, cela pourrait arriver encore»). Quelques jours plus tard, Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), lui répondait par l'article Une Troisième Guerre mondiale en 2014? Notre monde est dangereux, mais je n'y crois pas.

Quelle que soit la position des uns et des autres, le débat est en tous cas ouvert. Une étape a été franchie.

L'actuelle multiplicité de combats locaux et d'actes d'agression et de destruction peut-elle se transformer en conflit global? Chacun aura son avis sur la question. On examinera la situation du monde, on évaluera les risques en fonction des conflits existants, des tensions qui peuvent dégénérer, des actualités économiques, politiques et géopolitiques, religieuses, culturelles, raciales et autres. Mais, comme le laissait entendre Giraudoux au travers de sa pièce, là n'est peut-être pas le cœur du sujet. La raison trouve toujours ses raisons pour justifier la guerre. Au bout du compte, ce sont les émotions -la peur, la haine, la cupidité, l'égoïsme, l'ambition- qui la rendent possible. Et c'est aux sentiments les plus élevés que l'on fait appel -le devoir, l'honneur, le patriotisme, le courage- pour convaincre les peuples de s'y livrer.

La route de la guerre est un chemin d'illusions pavé de sentiments nobles qui se corrompent au contact de l'abominable réalité. La vraie nature de cette folie n'est reconnue que lorsque ceux qui la partagent en subissent les horreurs. Les mots trompeurs se vident de sens et le réel apparaît. Tuer son pareil n'est jamais vertueux. La guerre n'est jamais belle. Elle n'est jamais propre. Elle n'est jamais glorieuse. Au-delà de la douleur et des atrocités, c'est l'âme de chacun et la conscience de tous qui ressortent violées de l'expérience du pire. Alors pour un temps, mais pour un temps seulement, l'Homme comprend sa propre fragilité, la nature de ses faiblesses, de ses illusions, de ses défauts, de ses mensonges. Enfin lucide quant à la dangerosité de ses convictions hostiles, il redevient humain.

Malheureusement, cette «mémoire de la chair à canon» ne se partage pas. Et ni les livres, ni les images ne peuvent la remplacer. Au contraire! Ils diluent l'horrible vérité, la romancent, lui donnent un sens, une perspective, une forme compréhensible dès lors acceptable. Recommence alors le cycle de de la raison trompeuse. Dans sa grande arrogance, l'Homme d'un aujourd'hui qui ne finit jamais se croit toujours meilleur, plus conscient, plus libre, plus évolué que celui qui l'a précédé. Il est sûr d'être maître de sa destinée, de ne pas commettre les mêmes erreurs. Il se trompe, bien sûr, car la nature humaine est peu encline au changement. Il ne faut donc jamais baisser la garde.

Pour le rappeler, quelques mots de Freud écrits en 1930 et d'une terrible actualité: «La question du sort de l'espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura t'il dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les naturelles et récurrentes pulsions humaines d'agression et d'autodestruction. À ce point de vue l'époque actuelle mérite peut être une attention toute particulière. Les hommes d'aujourd'hui ont poussé si loin la maitrise des forces de la nature qu'avec leur aide il leur est devenu facile de s'exterminer mutuellement jusqu'au dernier. Ils le savent bien et ce qui exprime une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse.» Un message traversant le temps qu'il serait bon de conserver en mémoire aujourd'hui!

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