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L'enseignement magistral dans les catacombes

ENSEIGNER AU 21e SIÈCLE - Chaque année depuis 25 ans, je constate que mes élèves s'adaptent merveilleusement bien à l'enseignement dit «traditionnel».
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Selon la «pédagogie renouvelée, active et contemporaine» dont M. Marc-André Girard s'est fait le champion dans les colonnes du Huffington Post Québec, mon enseignement dit «traditionnel», essentiellement «magistral», «ne répond plus à la réalité des apprenants d'aujourd'hui».

Je ne me plains pas d'être ainsi jeté dans les catacombes de la pédagogie renouvelée.

Le lieu est un peu lugubre, j'en conviens, mais les élèves éprouvent une étrange attirance pour ces endroits obscurs hors du commun, où ne brille jamais la lumière des écrans et où l'odeur moite d'un passé millénaire les saisit parfois jusqu'au frisson.

Je serais donc bien ingrat d'en vouloir à mes fossoyeurs et de céder à la colère en considérant comme «vexatoires» - c'est pourtant la mode - les propos décrétant que mon enseignement est obsolète et inadapté.

Aussi péremptoires et agressives que soient les ritournelles des pédagogues actifs et contemporains, il me paraîtrait aussi ridicule d'aller déposer d'indignes plaintes que de crier: «Au voleur, au voleur, à l'assassin, au meurtrier. Justice, juste Ciel. Je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a critiqué sur un ton vexatoire!» Il faut se sentir bien faible et particulièrement piteux pour tenter de criminaliser ainsi la vivacité ordinaire du débat public et libre.

«Je ne me soucie pas davantage de la "réalité" de mes élèves que de leurs "besoins"»

Je souhaite d'autant moins dénoncer le caractère «vexatoire» des critiques de la pédagogie renouvelée à l'égard de mon enseignement que je suis, finalement, à peu de chose près, d'accord avec le diagnostic. Je ne dirai pas que mon enseignement «traditionnel» ne répond plus à la «réalité des apprenants d'aujourd'hui», je dirai qu'il n'y répond pas et n'y a jamais répondu, étant donné qu'il y est parfaitement indifférent.

Je ne me soucie pas davantage de la «réalité» de mes élèves que de leurs «besoins», si l'on entend par là autre chose que les besoins spirituels essentiels de l'homme: comprendre le monde, se soucier de son être. Et j'estime qu'il faut avoir atteint, sous l'apparence démagogique du «souci des apprenants», un niveau incommensurable de mépris des élèves pour considérer qu'il est nécessaire de «s'adapter à leur réalité» pour les former. Comme si les élèves d'aujourd'hui n'étaient pas capables, une fois sortis de leur «réalité» et entrés en cours, de «s'adapter» à une «autre réalité», notamment celle d'une formation exigeante et magistrale!

Chaque année depuis 25 ans, je constate que mes élèves, qu'ils soient Français, Allemands, Polonais ou Québécois, s'adaptent merveilleusement bien à l'enseignement dit «traditionnel» et je ne vois pas ce que les incantations pédagogiques pour faire tomber la pluie pourront changer à cette expérience, c'est-à-dire aux faits.

Mais les faits n'empêchent pas les pédagogues hyperactifs d'entamer leur rituel pour chasser les mauvais esprits. «Autrefois, disent-ils, les enseignants étaient les principaux détenteurs du savoir et les apprenants le recevaient de manière passive. Mais l'apprenant vit aujourd'hui dans une société de surabondance d'informations, facilement accessibles à travers les technologies modernes. Les enseignants doivent donc quitter leur rôle de détenteurs du savoir pour devenir des accompagnateurs, afin de guider les apprenants dans l'acquisition et l'appropriation des connaissances».

Il n'est pas dans mes habitudes de prendre ce genre de propos - vocabulaire compris - au sérieux. Ils témoignent d'une telle méconnaissance de l'enseignement en général et de l'enseignement magistral en particulier que seul le ton satirique, ou peu s'en faut, m'apparaît d'ordinaire comme approprié pour en formuler la critique. Mais puisqu'il s'agit, dans la section «Enseigner au XXIe siècle» du Huffington Post, de tenter de cerner d'un peu plus près le travail d'un professeur, je vais mettre temporairement de côté la satire et tenter de donner une idée de la façon dont un cours magistral peut se déployer aujourd'hui. Mais j'avertis d'emblée mon lecteur: rien de ce que je vais dire ne pourra remplacer l'«expérience» qui consiste à suivre et à participer à un enseignement magistral au XXIe siècle.

L'argumentation qui vise à transformer les professeurs en accompagnateurs ou en animateurs présuppose que, dans l'enseignement traditionnel, les professeurs transmettaient des informations aux élèves (et ces informations étant désormais disponibles, dit-on, grâce à la technologie, le rôle du professeur devrait changer: non plus transmettre l'information mais aider à son acquisition et à son appropriation). Mais l'enseignement magistral n'a jamais consisté, ne consiste pas et ne consistera jamais à «transmettre des informations» - et surtout pas à la manière dont un manuel, un article ou Wikipédia transmettent des informations. Il est presque incroyable que des pédagogues, fussent-ils renouvelés, confondent ainsi la transmission d'informations avec la formation des esprits.

L'enseignement magistral du XXIe siècle cherche à tirer pleinement parti de tout ce qu'une présence humaine et une parole vivante peuvent apporter non pas seulement de plus que la transmission d'informations par l'intermédiaire du papier ou des écrans mais de qualitativement différent.

Il faut vraiment être devenu étranger au monde à force de dispersion technologique et aveugle aux relations humaines concrètes pour ne plus saisir le pouvoir irremplaçable que contiennent cette présence humaine et cette parole vivante pour la formation des jeunes esprits. Ce n'est pas simplement le caractère purement «informatif» du savoir qui se transmet à travers la parole magistrale, c'est une manière propre, singulière, originale, d'habiter le savoir, d'aborder les problèmes, de lire un auteur, une œuvre, un texte. C'est ce rapport intime, amoureux, à la matière qu'on enseigne, qui permet que sa transmission ne soit pas un simple transfert d'informations mais une œuvre de formation et donc de transformation des élèves.

«L'activité de l'esprit n'est pas l'agitation de celui qui se disperse en recherchant mille informations sur son écran. En réalité, c'est exactement le contraire.»

Je pourrais certes jouer le rôle d'accompagnateur et guider mes élèves dans l'acquisition d'informations de qualité sur, par exemple, Lucrèce et Bergson. Mais ce serait là tout simplement renoncer à l'essentiel de la tâche d'enseigner. Car quelle que soit la qualité de ces informations (que les élèves peuvent toujours lire), jamais elles ne pourront remplacer ma parole vivante, vibrante même, sur des auteurs que j'ai lus, relus dix fois et médités durant des années. Je n'informe pas mes élèves sur Bergson, je ne le leur présente pas scolairement à la façon d'un manuel, je le leur fais sentir, en cherchant à faire résonner en eux sa voix au plus profond de leurs propres interrogations existentielles. Car un cours magistral de philosophie ne s'adresse ni à des «jeunes» (comme on dit), ni à de «futurs travailleurs», ni même, en tout cas pas prioritairement, à des «citoyens». Il s'adresse à des solitudes existentielles en quête de sens, tout comme les grandes œuvres classiques, qu'elles soient philosophiques, littéraires, scientifiques ou artistiques, s'adressent aux solitudes que nous sommes tous au sein d'une vie dont le temps nous est compté. Voilà le cœur de l'art d'éduquer et de l'art tout court, voilà l'essentiel!

Le plus souvent, la lecture d'une œuvre philosophique n'est pas directement accessible pour le novice, qui n'a pas encore surmonté suffisamment d'obstacles pour comprendre ce qu'il lit avec aisance. Les diverses présentations qu'il peut glaner à droite et à gauche, en ligne ou en bibliothèque, lui permettront rarement d'entrer dans le sanctuaire: elles présupposent en général déjà trop pour être elles-mêmes accessibles.

Celui qui permet à l'élève d'entrer dans l'œuvre, celui qui a les clefs et qui sait les lui fournir parce que c'est là son métier, c'est moi. Comme le disent Blais, Gauchet et Ottavi dans leur beau livre, Transmettre, Apprendre, «le maître est celui qui permet d'entrer. Il représente le médiateur, le passeur, grâce auquel vous parvenez à gagner l'autre côté, alors que vous pensiez de prime abord rester sur la rive».

L'enseignement magistral est d'esprit socratique: ce qu'il transmet n'est pas une information, c'est un cheminement, c'est-à-dire une pensée, grâce à laquelle la pensée de l'élève se dévoile à elle-même, prend conscience d'elle-même, doute d'elle-même, se fait ainsi elle-même, activement, pensée philosophante.

Que l'élève, en expérimentant ainsi ce qu'est l'activité de l'esprit en prenant ses distances par rapport à sa «réalité» et ses «besoins» immédiats, soit passif, c'est là le grand mythe de la pédagogie renouvelée et contemporaine. En réalité, l'élève n'est jamais aussi «actif», intellectuellement parlant, que lorsqu'il se concentre sur une parole magistrale qui entraîne sa pensée sur des chemins inédits.

L'activité de l'esprit n'est pas l'agitation de celui qui se disperse en recherchant mille informations sur son écran. En réalité, l'activité de l'esprit, c'est exactement le contraire. On est actif, sur le plan intellectuel et spirituel, lorsqu'on ne s'agite pas, lorsqu'on apprend à ne pas se disperser, mais à se concentrer sur un sujet sans dévier vers un autre, à se concentrer sur un texte en en tirant de l'or. En apprenant à suivre le cheminement de pensée du cours magistral, on donne à l'élève les moyens, par après, dans les cours d'exercices, de construite son propre cheminement et d'éprouver la difficulté qu'il y a à penser par soi-même!

Le jour où l'écrasante majorité de mes anciens élèves ne me diront plus qu'ils ont «adoré» la philosophie (pas moi: la philosophie), qu'ils en ont été marqués à vie (pas par moi: par la philosophie) et parfois même qu'elle a changé leur vie, je retournerai à la surface pour écouter les sermons de mes censeurs pédagogues.

En attendant, je demeure sous terre, mais bien vivant, plus vivant même, peut-être, que ceux qui se disent, dans leur vocabulaire sinistre, «en phase avec les jeunes» mais qui, au fond, les méprisent au point de les croire incapables d'être touchés et intéressés par autre chose que par leur «réalité» ou leurs «besoins», par autre chose que ce qui pourra leur être «utile plus tard» ou «dans leur programme», par autre chose que ce qui les «motive a priori».

Pour ma part, je pose comme principe que les jeunes esprits méritent notre confiance, et qu'avec la tradition philosophique qui est la nôtre, dont la grandeur est inestimable, les professeurs n'ont pas beaucoup de mérite à les toucher jusqu'au fond de l'âme, indépendamment de leur réalité ou de leurs besoins immédiats.

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